Le crachat sur l'offrande !
«Enragés de tous les pays, unissez-vous !»
Camarades,
La fureur de vivre qui déferla sur le Quartier latin a jailli dans l’histoire comme une de ces prodigieuses bouffées de joie qui prennent à la gorge un monde où la garantie de ne plus mourir de faim s’échange contre la certitude de crever d’ennui. Le sang des flics enivre, et précieux sont les moments où la vie émerge si intensément des cloaques de l’inauthentique, pour moucher avec élégance plus d’un baveux humaniste. Enfin libérés de la gangue des contraintes et de l’esseulement, nos désirs par trop longtemps inassouvis s’y sont payé là une belle tranche de plaisir. Ceci n’est qu’un début, qu’on se le dise ! La politicaille de gauche, cette fois encore, a su rétablir l’Ordre mieux que quiconque. Mais ce n’est que partie remise, dans la danse infernale qui charrie les prodromes. À l’aube rouge des fêtes insurrectionnelles, le vieux Monde crépusculaire d’Est et d’Ouest, partout vacille en ses brasiers. Tokyo ! Berlin ! Los Angelès ! Prague ! Turin ! Varsovie ! Stockholm ! D’ores et déjà, les ondes de choc que déploient ces ironies flambées de colère, commencent à interférer dans le décor pétrifié de la vie quotidienne, balayant toute entrave à leurs débordements dionysiaques.
Les splendides échauffourées qui incendièrent quelques nuits parisiennes ont foutu la chiasse à toute la tripotée des dirigeants C.G.T.-P.C.F.-P.S.U.-F.G.D.S.-C.F.T.C.-F.O.-S.N.E.S. et autres ganaches du même acabit. Vomissant d’abord les pires insanités à l’encontre du tour insurrectionnel pris très vite par la révolte étudiante, la canaille réformiste eut tôt fait de se l’approprier, non sans l’avoir salement garrottée par l’entremise de cette louvoyante putain d’U.N.E.F., à des fins politiques dont on sait bien la redondante trivialité. Des hordes rageuses qui tinrent les barricades au troupeau bêlant du 13 mai, il n’y eut que le temps d’un pourrissement savamment orchestré par la vermine qui entretient dans les masses — naïves, trop naïves — la croyance quasi-débile qu’une autre baudruche gouvernementale changerait quelque chose à l’affaire. On se fout de nous ! On ne s’en foutra pas longtemps.
À la puante séduction du «dialogue» on reconnaît l’ultime déguisement de la répression-récupération. Haleine fétide sous le sourire dégoulinant — une chiennerie policière qui s’est recyclée : la main tendue prolonge la matraque tandis que la culture spectaculaire congelée d’hier et d’aujourd’hui asphyxie ô combien plus sûrement que les gaz lacrymogènes. Crachons sur l’offrande ! Crachons sur la fripouille dialoguante et ses sordides réformes dont certains pourraient bien avoir la veulerie de se satisfaire. C’est l’eau croupie des marécages de la servilité qui nous guette, une fois le calme revenu dans les esprits.
Aussi nous faut-il, alors que s’est élaboré les 13-14-15-16 mai une tentative de démocratie directe à la base dans les facultés occupées, soutenir et répandre au plus loin l’agitation anti-bureaucratique, afin qu’elle gagne la classe ouvrière toujours hiérarchiquement jugulée par la pègre des grands pontes syndicaux. Noyaux de résistance lucide, les minorités agissantes doivent engager, à partir de zones-clés, une permanente guérilla de harcèlement contre le pouvoir dont la stratégie d’ensemble recouvre en négatif la configuration essentielle du système à détruire — une manière grandiose de lui sucer la moelle, qui nous fortifie en l’affaiblissant. Livrée à l’impitoyable jeu subversif, la machine sociale regorge de ressources passionnantes à exploiter. Sabotages, falsifications, détournements, fraudes, boycotts… que la créativité en liesse se donne libre cours — tempête démocratique des jouissances illicites — et nombreux sont les goûts ou talents qui vont s’y révéler ! Tout finira bien un jour par redescendre dans la rue.
Grèves sauvages et saines furies, quand elles surviendront, auront à se reconnaître dans leur cristallisation les plus éthérées. Beau comme un pavé dans la gueule d’un flic, le meurtre, en dernier ressort, s’épanouit aux confins de la sublime efficacité. Quant aux pillages et autres jolies initiatives de passer outre, ils doivent être tenus pour les plus hauts faits de notre lutte vers le dépassement effectif du monde de la marchandise et des rapports sociaux réifiés. Face aux vitrines — miroirs déformants où notre image humaine s’est perdue, roidie par l’argent — le regard n’a trop souvent rencontré que les choses et leur prix. Finissons-en ! Ce n’est que dans et par une telle praxis que les forces révolutionnaires renaissantes accèderont à une claire conscience de leur lutte. Pas de meilleur décapant pour les moisissures idéologiques !
Alors qu’aucune contestation radicale, depuis bien longtemps, ne chevauche plus la haridelle ankylosée des vieux appareils bureaucratiques de gauche, voilà qu’on rivalise de bouffons mensonges dans la fange des petits chefs de groupuscules trotskystes (J.C.R., F.E.R., V.O.), prochinois (U.J.C.M.L.F., C.V. base) et anarchistes-à-la-Cohn-Bendit. Réglons nos affaires nous-mêmes ! Sous la coupe des dirigeants vermoulus, l’unité ne sera jamais que celle de la soumission. Le projet révolutionnaire doit devenir effectivement ce qu’il était déjà substantiellement et sa cohérence globale transparaître à ses concrétisations successives comme l’immanence du tout aux parties. Qu’on y prenne garde ! Ce qui se perd en contestation partielle rejoint la fonction oppressive du Vieux Monde. Bourde sénile s’il en est, la seule critique de l’Université bourgeoise fait rire, hors de sa connexion à toute la société de classes qu’il nous faut supprimer — c’est-à-dire dépasser dialectiquement par et pour l’Autogestion généralisée — en son noyau même : la vile et vaine prostitution humaine du travail aliéné. Mort au salariat ! Mort à la survie ! Déjà n’entendez-vous pas au loin sonner l’hallali ? Vieux Monde traqué, tu t’essouffles ! On te crèvera, charogne !
Vive la Zengakuren (Japon) !
Vive le Comité de salut public des Vandalistes (Bordeaux) !
Vivent les Enragés (Nanterre) !
Vive l’Internationale situationniste !
Vive la révolution de la vie quotidienne !
Les Enragés de Montgeron
Dossier Mai 68