Médecine et répression
Ce n’est pas un «accident» qui a réveillé pour un temps le consommateur dépolitisé, un accident dont la cause serait la brutalité policière. Pas plus que la révolte étudiante ne se réduit au fanatisme de «quelques enragés», la répression policière ne peut être réduite au sadisme des «flics» et à la «bêtise» de leurs chefs ; et pas plus dans un cas que dans l’autre, il ne s’agit d’un fait isolé, anomalie momentanée et sans lendemain de notre harmonieuse civilisation.
Cette civilisation est au contraire le déguisement habituel que prend la répression permanente pour se dissimuler et pour se perpétuer ; car habituellement cette répression n’a pas l’apparence révélatrice et lumineuse d’un gendarme casqué mais des uniformes moins choquants, mieux acceptés, souvent même désirés comme la blouse du médecin ou la toge de l’enseignant.
Au lieu de verser des larmes sur les blessés, car les blessures doivent être pour nous la leçon du courage qu’elles signent, il vaut mieux s’intéresser aux maladresses de Roche, par exemple, qui nous permit de vivre si intensément que police et université ont la même fonction : maintenir et reproduire l’ordre bourgeois.
La structure sanitaire partage avec les deux précédentes et quelques autres (structure judiciaire par exemple) un rôle de cimentage et de colmatage des fissures qui pourraient apparaître dans notre édifice social. Cette fonction répressive et adaptatrice de la structure sanitaire que nous voulons révéler ici, peut être montrée à ses trois niveaux d’organisation.
I. La répartition sociologique du travail sanitaire
Le médecin croit être le patron là où il n’est que le contremaître. Les permissions de «toucher» au malade qu’il délivre parcimonieusement aux autres travailleurs sanitaires, comme autant de bribes de son «pouvoir», sont les bons points dont il dispose pour récompenser les bonnes relations qu’il entretient avec ses «subordonnés». Les limites de ces permissions sont les interdictions que le médecin émet comme autant de diktats et dont il fait reposer la justification sur un savoir dont il serait le seul et unique dépositaire.
Pourquoi, par exemple, faire passer la frontière qui délimite le pouvoir de l’infirmière entre la piqûre intramusculaire et la piqûre intraveineuse ? Parce que le médecin se doit de masquer l’absence de fondement scientifique de son «art», qui lui fait établir des distinctions aussi arbitraires ; sinon cette absence de fondement scientifique révèlerait la nature idéologique du savoir médical et sa soumission à l’idéologie dominante : l’idéologie bourgeoise.
De cette contrainte, qui met le médecin dans l’impossibilité d’une critique radicale de sa méthode et de son objet, c’est-à-dire tout simplement qui lui retire la liberté de penser, le système idéologique lui donne compensation, à l’inverse des autres travailleurs sanitaires, en le rattachant à la classe bourgeoise et en lui donnant l’illusion de détenir, seul, le pouvoir thérapeutique, le contraignant ainsi à être le gardien de cette idéologie.
II. Le contenu et l’organisation des études médicales
Les études médicales n’apportent qu’un savoir fragmentaire : études du corps malade et du corps sain, amputant l’homme de deux dimensions essentielles : l’homme social et l’homme sujet de désirs (exclusion des sciences humaines, demi-exclusion de la psychiatrie). Études qui se font sous la forme, non d’un apprentissage critique, mais d’acquisition par la mémoire d’une pseudo-science qui ne trouve sa matière que par un recours désordonné à des concepts venus d’autres sciences et qui perdent dans ce transfert toute cohérence. L’importance accordée à la présence hospitalière et surtout le mode d’intégration de l’étudiant est révélateur : d’emblée, celui-ci endosse le statut du médecin, on l’appelle «Docteur» dès le premier jour, il ne pourra dorénavant que tendre vers cette image mythique, toute possibilité de critique ou de contestation lui est retirée, ainsi que d’une remise en cause de son mode de relation avec ses futurs «subordonnés».
L’institution fondamentale des études médicales reste de toute façon le concours, dont la fonction est de syncrétiser cette acquisition d’un pseudo-savoir et d’un statut mythique.
III. Les modalités de prise en charge de la maladie par la société et la place qu’elles assignent au médecin
Il apparaît qu’un des rôles de la Faculté de Médecine soit de préparer les étudiants à leur tâche réelle : à partir d’une conception biologique, elle forme des médecins au service de l’oppression capitaliste dans la mesure où il leur est interdit de contester l’état de maladie dans ses dimensions socio-économiques.
La société capitaliste, sous le couvert d’une apparente neutralité (libéralisme, vocation médicale, humanisme non combattant…) a rangé le médecin aux côtés des forces de répression : il est chargé de maintenir la population en état de travail et de consommation (ex. : médecine du travail), il est chargé de faire accepter aux gens une société qui les rend malades (ex. : psychiatrie).
Quoique l’indépendance du médecin soit proclamée (et défendue par l’ordre des médecins… qui ne dit mot lorsque les forces de l’ordre s’opposent au ramassage et au traitement des blessés) cette indépendance est extrêmement réduite du fait qu’il est chargé non pas tant de lutter contre la maladie, mais de la prendre en charge en l’excluant de la vie sociale. Une véritable contestation de la maladie, impliquant un élargissement considérable de la notion de prévention, deviendrait rapidement politique et révolutionnaire : car elle serait contestation d’une société inhibitrice et répressive.
Centre national des Jeunes Médecins
13, rue pascal, Paris 5e
13, rue pascal, Paris 5e
Communiqué du 7 mai 1968
Le C.N.J.M. se déclare solidaire des luttes menées en France par le mouvement étudiant pour :
— Une libre discussion au sein de l’Université sur l’enseignement et l’idéologie qui le sous-tend ;
— Une mise en question de la relation pédagogique et des finalités politico-économiques de l’Université.Il constate en particulier que l’enseignement médical actuel vise à former des médecins dont le rôle est de faire accepter au peuple une Société qui le rend malade.
Il se réjouit de voir se constituer, d’un pays à l’autre, un mouvement de contestation universitaire d’une ampleur sans précédent.
Il s’élève contre la répression policière qui s’est abattue sur les étudiants à l’instigation du pouvoir et avec la complicité des éléments les plus réactionnaires de l’Université.
Dossier Mai 68