Rapport sur l'occupation de la Sorbonne

Publié le par la Rédaction



L’occupation de la Sorbonne, à partir du lundi 13 mai, a ouvert une nouvelle période de la crise de la société moderne. Les événements qui se produisent maintenant en France préfigurent le retour du mouvement révolutionnaire prolétarien dans tous les pays. Ce qui était déjà passé de la théorie à la lutte dans la rue est maintenant passé à la lutte pour le pouvoir sur les moyens de production. Le capitalisme évolué croyait en avoir fini avec la lutte des classes : cest reparti ! Le prolétariat nexistait plus : le revoilà.

En livrant la Sorbonne, le gouvernement comptait pacifier la révolte des étudiants, qui avait déjà pu tenir toute une nuit dans ses barricades un quartier de Paris, durement reconquis par la police. On laissait la Sorbonne aux étudiants pour qu
ils discutent enfin paisiblement de leurs problèmes universitaires. Mais les occupants décidèrent aussitôt de louvrir à la population pour discuter librement des problèmes généraux de la société. Cétait donc lébauche dun conseil, où les étudiants mêmes avaient cessé dêtre étudiants : ils sortaient de leur misère.

Certes, l
occupation na jamais été totale : on tolérait certains restes de locaux administratifs, et une chapelle. La démocratie na jamais été complète : les futurs technocrates du syndicat U.N.E.F. prétendaient se rendre utiles, dautres bureaucrates politiques voulaient aussi manipuler. La participation des travailleurs est restée très partielle : bientôt la présence de non-étudiants en vint à être mise en cause. Beaucoup détudiants, de professeurs, de journalistes ou d’imbéciles d’autres professions venaient en spectateurs.

Malgré toutes ces insuffisances, qui ne doivent pas étonner du fait de la contradiction entre l
ampleur du projet et l’étroitesse du milieu étudiant, l’exemple de ce quil y avait de meilleur dans une telle situation a pris immédiatement une signification explosive. Les ouvriers ont vu en actes la libre discussion, la recherche dune critique radicale, la démocratie directe, un droit à prendre. Cétait, même limité à une Sorbonne libérée de l’État, le programme de la révolution se donnant ses propres formes. Au lendemain de loccupation de la Sorbonne, les ouvriers de Sud-Aviation à Nantes occupaient leur usine. Au troisième jour, le jeudi 16, les usines Renault de Cléon et Flins étaient occupées, et le mouvement commençait aux N.M.P.P. et à Boulogne-Billancourt, à partir de latelier 70. À la fin de la semaine 100 usines sont occupées, cependant que la vague de grèves, acceptée mais jamais lancée par les bureaucraties syndicales, paralyse les chemins de fer et évolue vers la grève générale.

Le seul pouvoir dans la Sorbonne était l
assemblée générale de ses occupants. À sa première séance, le 14 mai, elle avait élu, dans une certaine confusion, un Comité doccupation de 15 membres, révocables chaque jour par elle. Un seul dentre ces délégués, appartenant au groupe des Enragés de Nanterre et Paris, avait exposé un programme : défense de la démocratie directe dans la Sorbonne, et pouvoir absolu des conseils ouvriers comme but final. Lassemblée générale du lendemain reconduisit en bloc son Comité doccupation, lequel navait jusqualors rien pu faire. En effet, tous les organismes techniques qui sétaient installés dans la Sorbonne suivaient les directives dun occulte Comité, dit «de coordination», composé dorganisateurs bénévoles et lourdement modérateurs, ne rendant de comptes à personne. Une heure après la reconduction du Comité doccupation, un des «coordinateurs» essayait en privé de le déclarer dissous. Un appel direct à la base, fait dans la cour de la Sorbonne, entraînait un mouvement de protestation qui obligea le manipulateur à se rétracter. Le lendemain, jeudi 16, treize membres du Comité doccupation ayant disparu, deux camarades seulement, dont le membre du groupe des Enragés, se trouvaient investis de la seule délégation de pouvoir consentie par lassemblée générale, alors que la gravité de lheure imposait des décisions immédiates : la démocratie était bafouée à tout moment dans la Sorbonne, et à lextérieur les occupations dusines sétendaient. Le Comité doccupation, regroupant autour de lui tout ce quil pouvait réunir doccupants de la Sorbonne décidés à y maintenir la démocratie, lançait à quinze heures un appel à «loccupation de toutes les usines en France et à la formation de conseils ouvriers». Pour obtenir la diffusion de cet appel, le Comité doccupation dut en même temps rétablir le fonctionnement démocratique de la Sorbonne. Il dut faire occuper, ou recréer parallèlement, tous les services qui étaient en principe sous son autorité : haut-parleur central, impression, liaison inter-facultés, service dordre. Il méprisa les criailleries des porte-parole de divers groupes politiques (J.C.R., maoïstes, etc.) en rappelant quil nétait responsable que devant lassemblée générale. Il entendait rendre compte le soir même, mais la première marche sur Renault-Billancourt (dont on avait appris entre-temps loccupation), unanimement décidée par les occupants de la Sorbonne, reporta la réunion de lassemblée au lendemain, à quatorze heures.

Dans la nuit, pendant que des milliers de camarades étaient à Billancourt, des inconnus improvisèrent une assemblée générale, qui se dispersa d
elle-même quand le Comité doccupation, ayant appris son existence, lui eût envoyé deux délégués pour en rappeler le caractère illégitime.

Le vendredi 17, à quatorze heures, l
assemblée régulière vit son estrade longuement occupée par un service dordre factice, appartenant à la F.E.R., et dut en outre sinterrompre pour la deuxième marche sur Billancourt, à dix-sept heures.

Le soir même, à vingt et une heures, le Comité d
occupation put enfin rendre compte de ses activités. Il ne put en aucune manière obtenir que soit discuté et mis aux voix son rapport dactivité, et notamment son appel sur loccupation des usines, que lassemblée ne prit pas la responsabilité de désavouer, et pas davantage dapprouver. Devant une telle carence, le Comité doccupation ne pouvait que se retirer. Lassemblée se montra tout aussi incapable de protester contre un nouvel envahissement de la tribune par les troupes de la F.E.R., dont le putsch semblait viser lalliance provisoire des bureaucrates J.C.R. et U.N.E.F. Les partisans de la démocratie directe constataient, et ont fait savoir sur-le-champ, quils navaient plus rien à faire à la Sorbonne.


C
est au moment même où lexemple de loccupation commence à être suivi dans les usines quil seffondre à la Sorbonne. Ceci est dautant plus grave que les ouvriers ont contre eux une bureaucratie infiniment plus solide que celle des amateurs étudiants ou gauchistes. En outre les bureaucrates gauchistes, faisant le jeu de la C.G.T. pour se faire reconnaître là une petite existence en marge, séparent abstraitement des ouvriers les étudiants qui «nont pas à leur donner de leçon». Mais en fait les étudiants ont déjà donné une leçon aux ouvriers : justement en occupant la Sorbonne, et en faisant exister un court moment une discussion réellement démocratique. Tous les bureaucrates nous disent démagogiquement que la classe ouvrière est majeure, pour cacher quelle est enchaînée, dabord par eux (présentement, ou bien dans leurs espérances, selon le sigle). Ils opposent leur sérieux mensonger à «la fête» dans la Sorbonne, mais cest précisément cette fête qui portait en elle le seul sérieux : la critique radicale des conditions dominantes.

La lutte étudiante est maintenant dépassée. Plus encore dépassées sont toutes les directions bureaucratiques de rechange qui croient habile de feindre le respect pour les staliniens, en ce moment où la C.G.T. et le parti dit communiste tremblent. L
issue de la crise actuelle est entre les mains des travailleurs eux-mêmes, sils parviennent à réaliser dans loccupation de leurs usines ce que loccupation universitaire a pu seulement esquisser.

Les camarades qui ont appuyé le premier Comité d
occupation de la Sorbonne : le «Comité Enragés-Internationale situationniste», un certain nombre de travailleurs, et quelques étudiants, ont constitué un Conseil pour le maintien des occupations : le maintien des occupations ne se concevant évidemment que par leur extension, quantitative et qualitative ; qui ne devra épargner aucun des régimes existants.

Paris, le 19 mai 1968
Conseil pour le maintien des occupations


Dossier Mai 68

Publié dans Debordiana

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