Grèves dans la grande distribution : des travailleurs pauvres en France ? Vraiment ?
Le 1er février, les généreux commentateurs qui nous avaient habitués «aux grévistes privilégiés qui prennent tout le monde en otage» ont été apparemment surpris par la forte mobilisation des salariés de la grande distribution. Ainsi, il y aurait donc des centaines de milliers de travailleurs pauvres en France parce que précaires, sous-payés, souvent même en-dessous du SMIC. Mais, jusque là, que les entreprises de la grande distribution qui se targuent d’être les premiers employeurs dans notre pays, aient ainsi vécu dans l’illégalité, cela ne choquait pas plus que ça. En tout cas, cela ne choquait pas TF1 qui, dans son journal du 10 décembre 2007, disait ingénument «Ainsi certains salariés du grand commerce alimentaire n’étaient même pas rémunérés au SMIC. L’anomalie (sic) a été corrigée cet après-midi.» Une simple «anomalie»…
Le mouvement du 1er février a révélé une situation dont il a bien fallu parler. Comment ?
I. Une grève «historique», justifiée, populaire ?
Voilà donc une grève à laquelle la grande majorité des commentateurs ne s’attendaient pas puisqu’ils l’ont promue quasiment en chœur au rang «d’événement historique» : «mouvement d’une ampleur historique» pour France info, «un succès historique» pour l’Expansion, «une mobilisation qui se veut historique» pour le Point etc. Le Nouvel Observateur surenchérit avec «une grève doublement historique» ; «un mouvement inédit» pour France info, «une grève inédite» pour Le Républicain Lorrain ; «une première» pour France 2, le Point, le Progrès ; «une mobilisation sans précédent» : pour Le Monde, le Point, le Progrès ; «une chose rare» pour France info. «C’est assez rare dans ce secteur», «un fait assez rare pour être signalé», «les grèves de ce type sont rares», martèle TF1 dans ses JT du 1er février. C’est même «une incongruité» (sic) selon Le Progrès [Cité par le Nouvel Obs.com dans sa revue de presse le 2 février] qui distingue finement les grèves «rituelles» et les grèves «surprises».
Une grève nationale qui touche toutes les enseignes est une première sans doute. Mais est-elle «sans précédent» ? Le Monde du 29 juin avait pourtant consacré quelques mots à la grève dans les grands magasins au moment des soldes d’été et la PQR avait signalé régulièrement des mouvements de protestation, peu relayés, il est vrai, par les grands médias nationaux. Pour ne citer que deux exemples, Paris-Normandie, le 2 février rappelait une grève récente au Carrefour de Tourville. Et Ouest France le 22 décembre se faisait l’écho de débrayages à Brest dans les hyper marchés Carrefour et Leclerc…
À mouvement inédit, «couverture» inédite ? À défaut d’une victoire sur le patronat, les grévistes ont provisoirement obtenu l’attention des médias.
— Premier effet de cette grève : les médias ont découvert l’existence des caissières et, au moins partiellement, justifié leur mouvement. La plupart d’entre eux se sont penchés sur leur sort et ont levé le voile sur leurs conditions de travail et leurs salaires … Ils ont mentionné, mais rarement en même temps, le SMIC non respecté, les pauses non rémunérées et qui rallongent la journée de travail, les ravages de la précarité et du temps partiel, les fins de mois qu’on n’arrive pas à boucler, l’endettement, l’humiliation de faire appel aux parents, le refus du travail le dimanche qui n’est pas un choix et empêche la vie de famille, les tensions avec la hiérarchie, les pressions sur les grévistes, la déshumanisation du travail, le chiffre d’affaires pour seul objectif… «Tout y passe», résume France Info dans son reportage du 1er février.
Fort bien. Mais à quoi s’intéressaient donc jusque là la plupart des médias à propos du secteur de la grande distribution ?
- À la question de la publicité. Le Monde a consacré trois articles à ce grave sujet : le 6 février 2007, le quotidien titre «la grande distribution prend ses marques publicitaires à la télévision». Le 19 avril, sous le titre «La télévision capte la publicité des hypers», il évoque «l’impact sur les revenus» … de la grande distribution. Le 2 octobre, sous le titre «le marché de l’affichage résiste à la télévision», il permet aux lecteurs d’être rassurés … pour les afficheurs qui «ont limité les pertes liées à l’ouverture de la publicité télévisée au secteur de la grande distribution».
- À la question de l’ouverture des magasins le dimanche [«Repos dominical : trois télévisions pour une même copie»]. Le Parisien.fr du 28 octobre, fort de l’inévitable sondage «prouvant» que 51% des Français y sont favorables, affirmait que «clients et salariés y tiennent», mais que c’était «le bras de fer» entre syndicats et grandes enseignes de l’ameublement. La Dépêche du midi de son côté se lamentait de la fermeture d’un Shopi en s’appuyant sur les arguments de la direction : «Il est évident que cette fermeture dominicale entraînera une perte de chiffre d’affaires et peut-être des licenciements.»
- À la «loi Chatel» qui a pour objectifs, selon Le Monde du 12 décembre 2007, «d’inciter les distributeurs à renoncer à une partie de leurs marges au profit des consommateurs» et de favoriser «le développement de la concurrence au profit du consommateur». Et au rapport Attali qui préconise, indique Le Monde, une «totale liberté dans les relations entre distributeurs et industriels» et présente comme un «paradoxe» le fait que «les distributeurs ne peuvent négocier librement les tarifs». Tout cela au nom de la défense du pouvoir d’achat.
- À la résistance de l’action Carrefour aux «secousses boursières». Le Monde du 13 janvier nous prévient obligeamment que «plusieurs analystes conseillent de s’intéresser de nouveau au secteur de la distribution alimentaire». Et Le Monde d’expliquer ce conseil : «Si Carrefour ou Casino perdent encore du terrain depuis le 1er janvier, après des parcours médiocres en 2007, ces valeurs “délaissées” pourraient rebondir en 2008»… Mais Le Monde oublie de rappeler à cette occasion ce que nous savons grâce à … Ouest France qu’en décembre les grévistes du Carrefour de Brest criaient «Noël, c’est pour les actionnaires».
— Deuxième effet de la grève : la découverte de l’usager solidaire et du journalisme compatissant … mais inquiet.
Francis Brochet dans le Progrès n’hésite pas à l’affirmer : «cette grève nous est sympathique». France 2 et TF1 dans les reportages de leurs JT ont d’ailleurs largement montré la solidarité entre clients et grévistes. Il n’est donc pas question cette fois-là d’usagers en colère et pris en otage… Mais TF1, dans son journal de 20h le 1er février, ne se prive pas d’un croc en jambes à l’égard des grévistes de la fonction publique et autres cheminots en signalant que les salariés de la grande distribution «bénéficient cette fois d’un soutien de poids face à leurs employeurs : la sympathie affichée des clients».
«Le mal est plus profond» reconnaît FR3 Haute-Normandie et pour la République des Pyrénées «cette grève pourrait être anticipatrice d’un nouveau mouvement social de la précarité». La colère est donc plus que justifiée et pourrait déboucher sur un mouvement plus rude et plus durable. Mais souvent les expressions employées conjurent ce risque. C’est donc juste «un ras le bol» pour Paris-Normandie, Ouest France, la Voix du Nord. On nous glisse la sempiternelle «grogne» dans le Progrès (29 janvier) et la Voix du Nord ; ils ont «élevé la voix» à Europe 1 ou «donné de la voix» à France 2 ; ils sont démotivés en Bretagne, mais ont «le coup de sang» en Normandie. Avec quelques jeux de mots pour «détendre l’atmosphère» : les caissières «n’encaissent plus» (Paris-Normandie et i-Télé) … elles «veulent renflouer leurs caisses» (la Voix du Nord).
— Troisième effet de la grève : le timide retour du «prolétariat». Le mot, apparemment devenu obsolète à l’ère d’une «modernisation» qui aurait supprimé les classes et leur lutte, semblait avoir disparu du vocabulaire. Il s’impose à nouveau, occasionnellement : avec Libération qui est des rares quotidiens à s’être longuement intéressé aux conditions de travail dans la grande distribution et qui, sous la plume de Luc Peillon, le 2 février, présente les caissières comme «le symbole du sous-prolétariat à la française» ; avec le Nouvel Observateur pour qui «cette grève, c’est celle du nouveau prolétariat moderne, peu qualifié et à majorité féminine» ; avec le Parisien.fr le 18 février pour qui, les caissières, «incarnant un prolétariat féminisé mais soutenu par l’opinion et les politiques», sont devenues «les figures de proue» de la profession.
II. Une «couverture» équilibrée, raisonnable… et provisoire
Informer sur la grève, même brièvement ? Soit. Évoquer les conditions de la vie des caissières ? Oui. Mais pas trop longtemps
Le 1er février donc, l’info est donnée en 3e position au JT de 13 h sur TF1, en 1re à 20h mais pas plus de deux minutes. Sur France 2 c’est l’inverse mais aussi court : en ouverture à 13h mais relégué en 3e position à 20h et ce n’est déjà plus annoncé dans les titres. Les milliers de grévistes d’un secteur qui concerne 636.000 salariés ne méritent donc pas plus d’attention. Il faut dire que l’horizon est bouché par une nouvelle d’importance : LE mariage !
Donner la parole aux salariés de la grande distribution, et, chichement, à leurs syndicats ? Cela va de soi. Mais pas au point d’oublier que le patronat ou ses fidèles représentants ont, eux aussi, le droit de s’exprimer…
… Un droit qui leur est accordé en permanence, alors que la prise de parole des grévistes est exceptionnelle ? Qu’importe. L’équilibre, c’est ça : permettre au patronat de répondre, de préférence en fin de JT ou d’article. Pour leur accorder le denier mot ou tempérer les propos des grévistes ? On ne sait. Mais tel est bien l’effet produit, même s’il n’est pas recherché. Sur Europe 1, dans son journal de 19h, Catherine Marguerite donne plus de la moitié du temps de parole à Jérôme Bédier, le président de la fédération du commerce et de la distribution : c’est ça la parité. Déjà le 22 décembre Ouest France, après avoir consacré 12 lignes aux revendications de la centaine de grévistes du Carrefour de Brest en accordait 26 à l’unique directeur du magasin pour nier tout en bloc.
Mais la palme revient cependant à Nicolas Demorand qui, le 1er février, dans «son» émission sur France Inter, prenant prétexte que les salariés en grève avaient suffisamment pu s’exprimer dans le reportage précédent… d’1 minute 30, choisit de donner largement la parole à un patron, celui de System U, Serge Papin. Le médiateur s’en émeut le 9 février : «Pourquoi ce choix que l’on pourrait qualifier de “non-pluraliste” ?» Demorand reste imperturbable et campe sur ses positions : «Et il me semblait important d’avoir ce matin-là, et ben la réponse d’un patron. Les patrons de la grande distribution adorent communiquer […] Il faut aussi savoir dans un conflit, donner la parole à toutes les parties prenantes.» [Ajouté à cet article le 28 février]
Le Monde, le 1er février, ne fait pas mieux. Il sous-titre, en grosses lettres, la deuxième partie de son article «Désinformation», reprenant ainsi les propos du même Jérôme Bédier à propos des propositions patronales «[…] : “elles prennent très largement en compte les revendications exprimées”, rétorque M. Bédier, critiquant au passage l’attitude “irresponsable” des syndicats et la “désinformation”». L’article s’achève ainsi, sans commentaires… Le lendemain, le Monde récidive et conclut son article à propos du travail de dimanche, en laissant le dernier mot à son patronal «informateur» : «là encore, M. Bédier estime que la désinformation est totale».
Serge Papin, PDG de system U, a eu lui aussi largement l’occasion de s’exprimer. Le 11 janvier le Monde lui avait d’ailleurs consacré un long article intitulé «Serge Papin Chef du rayon communication» qui ne cachait pas son admiration pour celui qui «s’est épanoui comme porte-parole officieux de la grande distribution». On apprenait ainsi qu’il est «devenu ces derniers mois ce que les médias appellent “un bon client”, toujours disponible pour débattre du pouvoir d’achat ou défendre la grande distribution face aux fournisseurs». Le Monde «explique» : «la cinquantaine fringante, le tutoiement facile, le capitaine du bateau a de la tchatche». Et le quotidien, toujours au fait des plus graves questions sociales, d’admirer son côté rebelle : il n’a même pas mis de cravate pour rencontrer Sarkozy, c’est dire !
L’émission «Complément d’enquête», le 18 février sur France 2 a offert un exemple supplémentaire de ce contraste : Thème de l’émission ? «Les dessous de la grande distribution». Un reportage — très significatif — est consacré aux conditions de travail des caissières puisque Carole, la journaliste, «s’est glissée dans la peau d’une caissière», ce n’était pas un jeu, précise le présentateur de l’émission, mais «un essai journalistique». Au même moment avait lieu «la grève historique», nous précise-t-on. Les autres reportages sont aussi très intéressants. Mais qui donc a l’honneur d’être interviewé, en plateau et en direct, par Benoît Duquesne : un syndicaliste ? Non. Pour discuter des solutions, sont reçus un économiste, Philippe Askenazy (le seul «opposant»), deux patrons, le fringant Serge Papin, (qui se permet de traiter de caricatural le reportage précédent) J.-R. Buisson PDG de l’association nationale des industries alimentaires et le secrétaire d’État à la consommation, Luc Chatel, qui voit comme solution d’avenir les achats sur Internet.
D’un côté des «témoins» de leur propre souffrance sociale, de l’autre des «responsables», en charge de lourds dossiers… qui ont droit, eux aussi, à leurs «portraits», plutôt élogieux, même quand ils sont démentis pas les faits.
Ainsi, Paris-Normandie, après avoir signalé que c’est «le calme chez Géant et Leclerc» consacre une bonne moitié de page à présenter les efforts de Leclerc qui «serre la vis aux marques» lutte contre Pulco citron, la Vache qui rit et Papy Brossard : «tant pis si l’enseigne prend le risque d’une contre-attaque judiciaire» «il monte au créneau» «il s’est rendu compte des coûts réels», etc. Un remarquable chef d’entreprise… dont Ouest France montrait pourtant un autre visage, en informant le 22 décembre, sur la colère des salariés de l’hyper Leclerc de Brest, dont la grille de salaires n’avait pas été revue depuis trois ans. Ouest France qui, le 23 novembre, avait déjà évoqué la colère des éleveurs de porcs bretons qui ne semblaient pas trop apprécier l’ironie du gentil patron et sa façon d’éluder les problèmes, discrètement relevée par l’auteur de l’article : «On n’en saura pas plus sur la réduction des marges de la grande distribution, terrain sensible, semble-t-il». Mais, concluait le journaliste à propos de Michel-Edouard Leclerc, «Bon, il reste un excellent communicant».
La dénonciation des conditions de travail et de vie des salariés de la grande distribution, cela fait consensus. Mais dire que la fronde des caissières pouvait être dirigée aussi contre la politique du chef de l’État, ça jamais on ne l’a lu ni entendu. En revanche, la fameuse formule présidentielle «travailler plus pour gagner plus», a trouvé là l’occasion d’être valorisée. Le Courrier Picard rappelle d’ailleurs «que la formule est pleine de bon sens» [Cité dans la revue de presse du 2 février par le Nouvel Obs.com]. Beaucoup de reportages ont mis ainsi en avant le désir des salariés de travailler plus (pour équilibrer les passages où ils disent qu’ils n’ont pas le choix s’ils veulent s’en sortir). PPDA, le 10 janvier, regrettait que «l’incitation présidentielle paraisse hors d’atteinte» et le 31 janvier la parole est donnée, au JT de 20h de TF1, à une caissière qui revendique : «qu’on me donne la possibilité d’avoir le choix de travailler plus». Mais cela n’a rien à voir avec l’incitation présidentielle : sous une même formule, le journalisme en version TF1 entretient une totale confusion entre la revendication d’un emploi plein temps… et le «travailler plus» en heures supplémentaires. Quant à la demande d’augmentation des salaires, elle passe subrepticement au second plan.
III. Un conflit «inédit» à Marseille : fermons la parenthèse ?
Sur France 2 au JT de 20h, le 1er février, les grévistes avaient donc «donné de la voix», la grève était «injustifiée pour les grandes enseignes» mais Jérôme Bédier avait des propositions salariales et, suite logique, «l’accord était sur la table».
Il était temps que les syndicats, d’adversaires du patronat, redeviennent des «partenaires sociaux» : le 1er février, l’agence Reuters (reprise par le Monde) prenait bien soin de montrer le désir de conciliation du patronat en signalant que «Jérôme Bédier a appelé à une reprise du dialogue social avec les syndicats».
Mais le 14 février les Échos, inspirés par le match PSG/OM, à venir, avertissaient que «les salariés de l’hypermarché Carrefour grand Littoral de Marseille jouent les prolongations». L’humour est douteux quand on connaît les salaires respectifs des caissières et des joueurs de foot.
La nouvelle a été peu ébruitée, c’est le moins qu’on puisse dire. Et pourtant, c’est plus d’une centaine de salariés qui sont restés en grève pendant 16 jours.
Dans la presse nationale, deux articles dans Le Monde des 16 et 19 février, et dans la presse quotidienne et régionale, peu de choses (hormis la Provence), les articles se contentant de reprendre la plupart du temps les dépêches de l’AFP.
TF1 en parlera à peine. Claire Chazal le 16 février à 13 h, consacre à peine 20 secondes à la grève. Jean-Pierre Pernaud quant à lui a été très occupé pendant ce mois de février par le mardi-gras, les carnavals, le petit air printanier et la contre-attaque de l’hiver en Lorraine, la Saint-Valentin et Henri Salvador. Rien au journal de 20 heures.
France 2 en revanche, informe un peu plus régulièrement. Au 12e jour de grève, on apprend ainsi au JT de 13h du 12 février ainsi que les caissières «ne gagnent que 950 euros par mois et demandent une hausse du prix de leurs tickets restaurants». Suit un reportage qui leur donne la parole et qui indique notamment : «La revalorisation des tickets restaurants est estimée à 198.000 euros par an alors que le chiffre d’affaires est de 150 millions d’euros. Selon les salariés la pression des résultats prime sur tout le reste.» Quatre jours, plus tard, le 16 février, toujours au JT de 13h, alors que les «forces de l’ordre» sont intervenues contre les grévistes, l’information tient en quelques mots.
Le 17 février à 20h, il faudra se contenter de quelques phrases : «Social toujours. À noter la sortie de conflit à Marseille. Après plus de 15 jours de bras de fer entre le direction de Carrefour et ses salariés, un protocole d’accord a été conclu, prévoyant notamment une revalorisation des contrats de travail à temps partiel.» Quand on sait qu’il ne s’agit que de la possibilité de travailler deux ou trois heures de plus par semaine, une telle «information» relève de la désinformation… Session de rattrapage, le lendemain, au JT de 13 heures. Les résultats obtenus sont rappelés et un reportage évoque la reprise, avec quelques témoignages de salariés : «Le sourire est un peu crispé après 16 jours de grève, c’est l’heure de la reprise pour les caissières de l’hypermarché Carrefour grand Littoral, mais une reprise dans l’amertume. En coulisse, certains craquent. Il y a ce sentiment que les jours de grève n’ont pas servi à grand-chose.»
Les grévistes pouvaient-ils obtenir plus ? Ce n’est pas à nous d’en juger. Mais force est de constater que les résultats sont faibles : les salariés à temps partiel ont obtenu, entre autres miettes, deux à trois heures de travail en plus par semaine pour ceux qui le désirent et une augmentation de 3,05 à 3,50 euros du ticket restaurant. Le Monde, le 16 février relève : «Le bénéfice tiré de ce conflit paraît […] bien maigre aux yeux des grévistes de base, qui ont souvent poussé leurs représentants à poursuivre l’action.» Et le J.D.D.fr : «la CFDT, syndicat majoritaire, a signé la veille avec la direction un protocole d’accord accordant quelques avantages, éloignés toutefois des revendications d’origine. Le malaise des salariés pourrait n’être apaisé que provisoirement […] La grogne des caissières pourrait se poursuivre.»
Mais — inconscience ou soulagement ? — d’autres célèbrent une victoire, quand ce n’est pas le retour à l’ordre.
«Les salariés d’un Carrefour de Marseille viennent de gagner le bras de fer qu’ils menaient depuis deux semaines avec leur direction» titre Le Parisien.fr, tandis que sur M6.fr, on pouvait lire : «Un tel conflit social dans le secteur de la grande distribution était inédit et il pourrait faire école. […] l’hypermarché de Carrefour est à nouveau ouvert, une bonne nouvelle pour les commerces de la galerie commerciale qui commençaient à se plaindre des conséquences du mouvement sur leur chiffre d’affaire.»
RTL, 18 février, 11h15 : «Ils ont finalement obtenu satisfaction avec une revalorisation de 45 centimes le ticket restaurant, mais plus que financièrement, les employés de l’hyper ont gagné humainement.»
Europe 1, 18 février : la radio diffuse quelques témoignages de salariés, et termine ainsi : «[…] le personnel est finalement assez amer et dans le magasin les clients ne se pressent pas car les rayons de produits frais sont encore vides. Le caddie de Marie-José, une habituée, n’est pas rempli comme d’habitude. “Au rayon frais, y’a pas grand-chose, poissonnerie, tout ça bon, y’a rien c’est vide, c’est très mal achalandé ; j’pense que ça risque aussi d’être une grande perte pour Carrefour.” Il faudra toute la semaine pour rapprovisionner les rayons et déjà une autre grève pointe : le 24 mars, au niveau national, dans la grande distribution, pour les salaires.» On croit attendre un soupir d’usager mécontent : «Ça ne finira donc jamais ?»
Laissons finalement au Parisien du lundi 18 février le soin de conclure, dans un article qui se veut, tout à la fois, compréhensif, rassurant et… menaçant :
«Même s’il ne concernait qu’un magasin, ce conflit était symbolique. Une telle détermination dans ce secteur est inédite […] preuve sans doute d’un ras-le-bol généralisé […] Inédit aussi : cette mobilisation porte ses fruits. Après la grève du 1er février, les partenaires sociaux ont décroché une rémunération minimale au niveau du SMIC […] Les employeurs, de leur côté, affichent leur bonne volonté. Sous la pression, il est vrai, du gouvernement. Mais aussi de l’opinion publique qui, depuis le passage à l’euro en 2002, regarde les “hôtesses de caisse” avec une certaine sympathie […] Le 18 avril, les partenaires sociaux se réuniront pour apporter des solutions aux inégalités criantes entre les hommes et les femmes. Le 21 avril, ils s’empareront du dossier du temps partiel. Avec comme impératif : déboucher sur des accords “gagnant-gagnant”. Dans le cas contraire, l’introduction des caisses automatiques, plus rentables que la caissière même la moins payée, pourrait bien s’accélérer.»
Voilà… Il a été reconnu aux caissières le droit d’élever la voix et de montrer «leur grogne» selon l’expression animalière désormais consacrée ; mais, pour qu’elles nous restent sympathiques, il ne faut pas qu’elles oublient que les patrons sont des partenaires sociaux. Et qu’il ne peut y avoir de conflit qui dure entre «partenaires». Sinon, place aux machines qui, elles, encaissent tout !
Nadine Floury
Acrimed, 26 février 2008
Acrimed, 26 février 2008
N.B. À noter, une chronique (inhabituelle dans ce quotidien…) de Jean-Michel Dumay parue dans Le Monde du 23 février. Sous titre «Honneur aux caissières de Grand-Littoral», on pouvait y lire notamment : « Carrefour, le numéro deux mondial et numéro un européen (premier employeur privé en France), va bien aussi. Merci. “Le résultat opérationnel du groupe (3,2 milliards en 2006) sera en progression sur l’exercice”, indique un communiqué. De quoi rassurer sur le bénéfice net (1,8 milliard en 2006). Les ventes ont progressé de 7% en 2007, portant le chiffre d’affaires à 92 milliards d’euros, soit le PIB de la Colombie. À Marseille, l’enseigne de Carrefour à l’hypertemple commercial Grand-Littoral devrait donc pouvoir payer les 45 centimes d’augmentation du ticket-repas concédée à l’issue des seize jours de grève de ses salariés (3,50 euros au lieu de 3,05 euros). Ce n’est pas rien une grève de seize jours dans la grande distribution. D’après le centre concerné cité par l’AFP, celle de février coûtera 3 millions d’euros en perte de chiffre d’affaires, soit 2740 années de tickets-repas (en jours ouvrables, nouvelle valeur). À ce tarif, fallait-il tant attendre pour négocier ? Ce n’est pas rien non plus pour les salariés du centre, qui, en croquant leur sandwich au prix du ticket-repas, vérifieront le décompte des jours de grève sur leur fiche de paie (de 850 à 1000 euros net, pour une trentaine d’heures hebdomadaires, selon les cas). Bon prince, l’hypermarché a accepté d’étaler le manque à gagner. Mais de l’éclair médiatique que fut cette bataille, ce sont les témoignages des valeureuses caissières qui demeureront.» Des témoignages que la suite de l’article rapporte.
Le Monde quotidien des luttes sociales ? Ne rêvons pas… Mais pour une fois…