De quelques illusions et de leur avenir
Les mouvements de grève dans les transports et dans les universités et les lycées ont donné lieu à une série d’illusions. Illusion qu’il serait souhaitable de pouvoir compter avec les syndicats ou les médias. Illusion encore quand on croit possible de développer des luttes politiques offensives à l’intérieur d’un espace pseudo-démocratique qui n’est jamais que l’expression de la violence légale de l’État et de ses appareils. Pourtant, en même temps, nous voyons émerger d’autres principes, les nôtres, qui sont comme des promesses : le désir d’autonomie et la nécessité d’une auto-organisation. Toutefois, s’en tenir à des formes sans penser au fond des choses, autrement dit à leur contenu politique, relève de l’inconséquence tant la politisation des luttes est inséparable de la question de l’orientation politique. Les temps sont à l’actualisation de l’idée et de l’action révolutionnaires.
La volonté d’autonomie
Le mouvement de grève à la SNCF et, dans une moindre mesure peut-être, à la RATP d’une part, et le mouvement de contestation contre la loi Pécresse dans les universités et les lycées d’autre part ont donné lieu, de ci de là, à des tentatives d’auto-organisation de la lutte.
À la SNCF, des assemblées générales souveraines à la base se sont constituées et ont pu devenir les lieux à partir desquels la mobilisation contre la remise en cause des régimes de retraites s’est développée. Cette volonté de participation directe à la grève en prenant part aux décisions quant à la conduite du mouvement et à ses modalités sont une remise en cause des pratiques syndicales qui étaient jusqu’à présent dominantes. Les bureaucraties syndicales, et la CGT en particulier, qui reste le syndicat hégémonique à la SNCF et à la RATP, y compris d’un point de vue culturel, sont en effet plus habituées à conduire des conflits en s’appuyant sur les délégués syndicaux acquis à la cause de leur organisation plutôt qu’à celle des travailleurs en grève et à leurs aspirations réelles, contrôlant et maîtrisant ainsi totalement le mouvement de grève. Ces assemblées générales souveraines de lutte ne se sont d’ailleurs pas seulement contentées de discuter de la réforme des régimes de retraite puisque, par endroit, il y a été aussi question du travail lui-même. Les grévistes ont donc aussi, même aux marges du mouvement, fait directement de la politique en s’emparant de la question économique d’habitude dévolue aux spécialistes et aux technocrates : Pourquoi travaille-t-on, dans quel but et pour quel coût humain et écologique ? Il ne s’agit pas de dire que ces pratiques ou la volonté d’autonomie sont un phénomène massif, mais qu’elles apparaissent, même de façon évanescente, comme des aspirations qui cherchent à s’actualiser, alors que la conformation à la routine quotidienne, la bureaucratisation des esprits entretenues par les directions syndicales, finit toujours par l’emporter.
À l’université, les étudiants se sont organisés eux aussi sous la forme d’assemblées souveraines et, au niveau national, sous la forme d’une coordination, en cherchant là encore à auto-organiser la lutte à la base. Le premier syndicat étudiant, l’UNEF, assez faible et ayant peu de légitimé, même d’un point de vue «légal» (le taux d’abstention aux élections étudiantes est en effet très fort), a été quasiment inexistant dans un premier temps. Son seul fait d’arme, mais pas des moindres, aura été d’appeler à la suspension du mouvement alors qu’il n’a pas directement été à l’initiative de la grève contre la loi Pécresse sur les campus et qu’il a défendu des revendications qui ne correspondaient pas à la plateforme de la coordination nationale, la seule instance qui pouvait se révéler comme légitime aux yeux des grévistes parce qu’émanant d’eux-mêmes, dans le principe en tout cas [L’Unef ne peut apparaître aujourd’hui, aux yeux de tous ceux qui ne veulent pas les fermer, que comme une bureaucratie syndicale dans ce qu’elle a de plus caricatural : un appareil bureaucratique d’État qui annonce clairement la couleur. Alors qu’une poignée d’étudiants résistait encore par des occupations à la loi Pécresse, le président de l’UNEF démissionnait sans rire de ses fonctions pour rejoindre séance tenante l’équipe Delanoë, maire de Paris et personnage de premier ordre du parti socialiste, farouche opposant à l’ordre établi comme chacun a pu le constater quand il avait la majorité politique ces dernières années.]. Mais les pratiques de l’UNEF sont celles de toutes les bureaucraties syndicales. Ainsi a-t-on pu voir la CGT main dans la main avec la CFDT, FO et consorts pour négocier avec le gouvernement sur des bases qui n’avaient rien à voir avec les revendications défendues à la base dans les AG souveraines à la SNCF ou à la RATP. Depuis la fin de la grève, on a même entendu la CGT appeler à une grève «contre-feu» d’une journée avec la Confédération Générale des Cadres (CGC), puis revenir sur cette journée de grève dans le but manifeste de contrecarrer des syndicalistes de base, de SUD pour la plupart, qui comptaient lancer une grève illimitée en assemblée générale à partir du 20 décembre. Une grève contre la grève en somme. Les syndicats, en tant que bureaucraties parties prenantes de l’ordre établi et de l’administration des hommes sous le régime capitaliste, étaient déjà contre la révolution et l’émancipation sociale et politique, maintenant plus personne ne peut ignorer qu’ils sont aussi contre la grève, sauf à parler en termes de simulacre et de simulation, ce que sont toujours les grèves d’une journée sans perspective appelées par les directions syndicales et qui, de ce fait, renvoient à la routine et la dépossession plutôt qu’à l’autonomie.
La volonté d’auto-organisation et d’autonomie par rapport aux partis et aux syndicats s’est accompagnée d’une tentative de mettre fin à la séparation et au corporatisme. En plusieurs endroits, nous avons vu des étudiants aller dans les assemblées générales des cheminots ou des travailleurs de la RATP, mais l’inverse a été vrai aussi, dans le but de faire converger les luttes ; dans certains cas, des actions communes comme le blocage des voies dans les gares ont eu lieu. Des pratiques politiques vivantes et autonomes s’esquissent dans le brouillard ambiant, et la tentation d’auto-organisation face aux politiques de régression sociale, pour ne pas dire la réaction sociale, existe. Mais le plein développement de l’imagination collective contre l’ordre capitaliste actuel reste entravé.
Les entraves au développement de l’imagination collective radicale
La lutte sur le strict terrain syndical reste sans doute le principal frein au développement d’une imagination sociale collective. Parcellaire et corporatiste, la lutte syndicale s’en tient le plus souvent à une défense des intérêts économiques des travailleurs, sans se préoccuper de la vie quotidienne dans sa totalité ni de l’institution d’un espace politique où il serait possible de repenser les problèmes politiques essentiels : la production et la reproduction de la vie humaine et son organisation. Ces problèmes ne peuvent pas être laissés parce qu’il s’agit au fond de déterminations politiques avant d’être une question économique ou technique. En refusant ou en étant dans l’incapacité d’articuler les luttes parcellaires ensemble, en ne visant pas la remise en cause de la domination dans sa totalité, les organisations syndicales empêchent le déploiement et la multiplication de formes de solidarité à la base [Autre exemple caricatural, pour limiter et contenir les grèves à la SNCF, les délégués de la CGT se sont opposés au vote par site de travail, lui préférant une organisation par poste, plus facile à contrôler]. Mais c’est avant cela la volonté de maîtrise et de contrôle, les réflexes bureaucratiques, le désir d’être quelque chose dans le monde tel qu’il est, qui minent toute possibilité d’émancipation réelle et effective dans un cadre purement syndical.
Les grèves étudiantes ont été le fait de minorités actives mais déterminées. L’isolement des étudiants en grève et leurs difficultés à élargir la lutte s’expliquent par le fait que les étudiants forment moins encore que dans les années 1960 un groupe social homogène. Il n’est pas possible de parler aujourd’hui de communauté étudiante, sauf d’une manière abstraite. Les universités sont des lieux où règne l’anonymat et une séparation au moins aussi importante que dans le reste de la société, sinon plus. Par ailleurs, les étudiants ne sont plus seulement des étudiants, mais aussi déjà des travailleurs. Si peu d’étudiants ont bloqué les facs, c’est peut-être d’abord parce qu’ils n’ont plus le temps de «vivre» à l’université du fait du salariat. Le capitalisme postindustriel, en raison de la réduction de l’espace et du temps qu’il engendre, a tendance à faire disparaître la mémoire sociale, et donc le temps lui-même. Mais la réduction de l’espace temporel et du temps disponible se doublent d’une difficulté à faire des expériences sociales, ce qui se vérifie aussi sur les lieux de travail ; d’où les difficultés à développer pratiquement des solidarités politiques à la base.
L’intégration d’une contrainte invisible au moins aussi redoutable que les structures syndicales ou de partis bloquent également le développement d’expériences politiques et sociales réelles : c’est la permanence de la légalité, l’intégration à l’espace politique légitime. On a vu ainsi des étudiants de plusieurs universités accepter de participer à des votes organisés par les autorités universitaires, alors qu’il aurait fallu contester la violence légitime et légale de l’État représenté par les instances universitaires et ne reconnaître comme légitimes que les structures émanant des étudiants et des personnels en grève. La même incertitude s’est fait ressentir à propos des assemblées générales souveraines. S’il est nécessaire de faire en sorte que s’expriment différentes sensibilités, en faire une tribune ouverte aux anti-grévistes, qui ne sont pas simplement les non-grévistes, même s’ils sont cela aussi, semble en contradiction avec le développement de luttes radicales. Or une lutte radicale n’existe pas juste dans la forme, mais aussi dans le fond, autrement dit par son contenu. Très peu d’étudiants ont attaqué l’Université en tant que telle, c’est-à-dire comme lieu de tous les pouvoirs. Comme souvent lorsqu’il est question de la défense des services publics, il s’est agi le plus souvent de défendre le statut quo contre une instrumentalisation de la connaissance aux seules fins de l’économie. Pourtant, nous savons bien que l’Université répond déjà à des intérêts de type privé ou particulier et qu’elle n’a rien de démocratique. Son fonctionnement fondé sur la concurrence et fait de rapports de force, «de petits coups», de faux semblants, de volonté d’hégémonie culturelle, en font une institution où règne le secret, son fonctionnement réel étant soustrait au débat public. C’est un secret de Polichinelle, mais il est bien gardé. Ce dont il est question finalement concerne moins l’Université que le savoir : soit on défend une démocratisation totale de la connaissance, soit cette dernière est instrumentalisée et captée par des intérêts privés. Défendre une conception démocratique de la culture implique de sortir des lieux où les savoirs sont élaborés pour les diffuser et les discuter dans l’espace public. Il serait alors possible de mettre fin à la séparation entre les pratiques sociales et la réflexion portant sur ces pratiques. Une culture réellement démocratique ne pourrait aujourd’hui se concevoir que comme la réconciliation de la science avec la vie, un questionnement permanent et collectif portant sur la science et la technique comme enjeu pour l’humanité et mise en jeu de la vie humaine [Le progrès scientifique et technique n’a de sens en tant que progrès que s’il participe d’une humanisation générale de l’humanité. Une prouesse technique ne reste qu’une prouesse et ne constitue pas un progrès en soi si elle ne sert pas un tel dessein. La mobilisation d’immenses moyens sans finalité humaine et humanisante conduit à la barbarie actuelle.]. Mais on voit que c’est sur le caractère bien peu «démocratique» de nos sociétés qu’il faut s’interroger. Comment en effet permettre à tous de débattre de l’élaboration de la connaissance, de sa constitution en savoirs et de sa diffusion, de ses implications pratiques, alors que le temps de travail et l’industrie culturelle de masse ne nous laisse littéralement pas d’instant à consacrer à une telle activité réflexive ? Au-delà de cette question, il faut reconnaître que peu d’étudiants ont critiqué les contenus des enseignements et les conditions de leur élaboration, la légitimité de ces savoirs, alors même qu’ils sont comme une justification (pseudo)scientifique de lordre social établi et de sa violence.
Une autre illusion tenace joue à plein dans le blocage de l’imagination collective — ce sont les médias. Tout comme des grévistes ayant des revendications strictement économiques finissent toujours par lancer un appel plaintif aux directions syndicales, les mouvements de contestations politiques en viennent presque toujours à se demander comment il serait possible de séduire les médias ou d’attirer leur attention. Les médias ne sont pourtant pas des dispositifs neutres : ils sont partie prenante de l’appareil bureaucratique d’État, bien que les États préfèrent aujourd’hui déléguer ce pouvoir de contrôle social à des intérêts privés. Les médias sont typiques d’un dispositif technique constitué en violence légitime parce qu’ils prétendent dire ce qu’est le monde, alors qu’ils n’en produisent que l’une des représentations possibles [En ce sens, Guy Debord avait raison d’écrire dans La Société du spectacle que les sociétés où sévit le capitalisme le plus avancé se donne comme une immense accumulation d’images, autrement dit d’apparences et d’illusions.]. Il est donc complètement illusoire de vouloir composer avec des illusions produites par les États via des intérêts privés, et dont le but est de faire la publicité de ce qui n’est pas essentiel : le plus important, le fonctionnement réel de la domination, est en effet la plupart du temps enfoui caché. Une prise de parole directe en dehors des médias est encore le plus sûr moyen d’instituer des espaces de lutte autonomes et tout entiers dirigés contre l’ordre établi et les conceptions du monde des classes dirigeantes, les médias finissant toujours par désamorcer un mouvement radical par intégration et par détournement de son sens initial, bloquant toute possibilité de communication transparente et donc d’expériences sociales et politiques réelles ou «réalisantes» [Voir ce que Christopher Lasch écrit des médias et de leur instrumentalisation de la contestation des années 1960 dans son essai Culture de masse ou culture populaire ? Éd. Climats, 2001. Orwell saisit bien l’importance de tout cela quand il écrit, dans son roman 1984 : «On a accompli cela en partie par l’invention de mots nouveaux, mais surtout en éliminant des mots et en dépouillant les mots qui restent de toute signification peu orthodoxe, et, autant que possible, de toute signification secondaire.» Qui contrôle les mots et leur usage contrôle les esprits.]. La libération de l’imaginaire social et politique dans tout ce qu’il peut avoir de radical, et notamment la subversion du langage qui permet de faire passer par et dans les mots les rêves de toute une époque, est essentielle à l’élaboration d’un monde autre et à la création de réalités nouvelles.
La forme et le fond
Les grèves à la SNCF et à la RATP, dans les universités et les lycées, souvent le fait de minorités encore politisées, ont été contenues et bloquées. Tout se passe comme si après les échecs des luttes contre la réforme des régimes de retraites en 2003, plus rien n’était possible. Et effectivement, il se pourrait que plus rien ne soit possible d’un point de vue réformiste. Pourtant, nous avons des milliards de raisons de prendre des millions de «Bastille». La tâche la plus urgente est à l’élargissement et à la politisation de la lutte sur des bases radicales. Mais à la radicalité des formes d’organisation doit répondre une nécessaire radicalité dans les formes d’action et dans la conception de l’organisation sociale et politique. La volonté d’autonomie ou d’auto-organisation et la référence de plus en plus appuyée à l’idée de la convergence des luttes pour l’émancipation sociale ne doit pas masquer l’essentiel : la définition d’un contenu politique articulée avec des luttes politiques radicales réelles. Pratiques sociales et contenus politiques ne se réélaborerons sans doute que dans le cadre d’espaces oppositionnels inédits où idées, pratiques et expériences circuleront et s’accumuleront parce que nous vivons une époque de ruptures importantes. Les temps sont à l’actualisation et au renouvellement de la lutte pour la liberté et l’égalité sociale. C’est-à-dire à l’hypothèse révolutionnaire.
Négatif no 9, février 2008
Bulletin irrégulier
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