Presque quarante plus tard, mais on n'oublie pas (Mexique)

Publié le par la Rédaction

Au cours des dernières semaines, j’ai de nouveau raconté ma version du mouvement de 1968. Mettant à dure contribution ma mémoire, fouillant dans mes souvenirs, j’ai essayé d’interpréter et osé quelques définitions. J’ai parlé sur un marché, à un stand de livres sur la grand-place de Tlalpan ou dans une école. À chaque fois, le lieu est bondé, il y a des gens assis par terre, agglutinés debout aux derniers rangs. Les gens ont les yeux qui brillent. Non pas à cause de mes dons d’orateur, mais parce que j’invoque un fantôme.

Je suis toujours étonné de l’intérêt que le sujet suscite, de la persistance de la mémoire, de l’attrait du proche passé.

Parmi les personnes venues écouter, quelques vétérans. J’aperçois au loin le «Che». Aujourd’hui, il vend des jeux éducatifs, lui qui a livré aux premiers jours du mouvement une bataille brillante pour enlever des sales pattes des bureaucrates la direction du mouvement, à la faculté de droit de l’UNAM, et qui a séjourné en prison. Je vois aussi une ancienne étudiante de prépa devenue institutrice d’école primaire. Je discute avec un couple de médecins qui étudiaient médecine à l’UNAM, puis je reconnais l’un des dirigeants du mouvement à Voca 7 et j’éprouve un vif plaisir à le voir tout sourire.

Quel âge faut-il avoir pour être vétéran de 68 ?

Au moins cinquante-cinq ans, et encore, si on est vétéran junior et que l’on avait quatorze ou quinze ans à l’époque, comme Luis Gómez qui étudiait dans une école préparatoire et était le membre le plus jeune du CNH [Conseil national de grève]. Si on avait vingt-cinq ans, on en a aujourd’hui plus de soixante. Certes, il faut bien admettre que nous sommes une génération usée par le passage du temps, mais j’ai vu des centaines de ces vétérans lors de la récente grande bataille du DF, dans les campements contre la fraude d’août à septembre de l’année dernière. Plus tout jeunes mais batailleurs.

Trente-neuf ans ont passé et c’est comme si nous le portions imprimé dans notre ADN : ça ne s’oublie pas. Et ce «Ça ne s’oublie pas» se socialise. «Ça ne s’oublie pas» fait partie du patrimoine national. Les quelque cinq cent mille étudiants qui l’ont vécu ne l’oublient pas, pas plus que leur petite-fille, qui a vu le jour vingt-trois ans plus tard ; pas plus que Josué, qui a débarqué dans le DF quand le mouvement estudiantin était terminé ; pas plus que les étudiants de CCH [collège de sciences et humanités] à qui on a si mal raconté les événements qu’ils pensent que Cueto et Mendiolea sont des noms de rues perpendiculaires. Et, avec générosité, les survivants du mouvement des cheminots de 1958-1959 ne l’oublient pas non plus, eux à qui les raisons ne manquent pas pour penser que ce qui ne devrait pas tomber dans l’oubli c’est la glorieuse bataille qu’ils ont livrée, de même que les jaramillistes [partisans de Rubén Jaramillo, paysan zapatiste et rebelle du Morelos assassiné en 1962], les électriciens du SUTERM [Syndicat unique des travailleurs de l’électricité de la République mexicaine] ou les enseignants de l’Oaxaca.

Nés pour perdre, mais pas pour négocier

1968, ça ne s’oublie pas, cela appartient au patrimoine des Mexicains qui ont fait de la mémoire, trompeuse ou vraie, de la mémoire empruntée ou originale, une source d’orgueil pour appuyer la résistance. Je résume, pour moi plus que pour les autres : ça ne s’oublie pas, parce qu’on n’en a pas envie. Et parce que nous ne voulons pas l’oublier.

Dans d’autres pays, on célèbre les victoires. Au Mexique, on célèbre la défaite honteuse. Au pays de l’arnaque, du commerce douteux, de la vente en gros de ses hanches et de son âme, de la trahison considérée comme un des beaux-arts, de l’abandon de ses propres principes par faiblesse, par épuisement ou pour endettement multiple, en effet, on fête l’irréductible entêtement du lutteur sonné qui se relève encore et toujours du ring pour atteindre brièvement la gloire face au vil État qui triche.

En une occasion, j’ai suggéré que notre emblème en forme de cuirasse soit un maillot sur lequel serait écrit, sur le devant, «Nés pour perdre», mais qui porterait, au dos, en lettres capitales, l’inscription «MAIS PAS POUR NÉGOCIER». La phrase a plu et a été reprise, mais je l’ai proposée à mes amis qui n’ont aucune idée de comment faire pour imprimer un maillot.

Revenons cependant au vif du sujet. Qu’y a-t-il dans ces 123 jours de grève générale des étudiants contre le gouvernement de Díaz Ordaz que l’on ne peut oublier, que l’on ne veut pas oublier ou que nous avons gentiment oublié ?

On n’oublie pas le 2 octobre, le massacre, la conspiration, la manœuvre sale et assassine du gouvernement pour enterrer le mouvement. Et on ne l’oublie pas à cause de son caractère crapuleux, parce que le couple Díaz Ordaz - Echeverría n’a même pas été capable de marcher en tête pour réprimer ouvertement le mouvement. Non, ils ont dû fabriquer une conspiration, ils ont créé le Bataillon Olimpia et ses francs-tireurs, à qui ils ont donné l’ordre de tirer sur une foule désarmée qui comptait de nombreux adolescents et de nombreux habitants du quartier autour de la place Taltelolco. Ils ont été jusqu’à faire tirer sur l’armée quand celle-ci prenait la place pour couvrir la manœuvre (au nombre des pertes de l’armée à Tlatelolco, on compte deux morts, plusieurs soldats blessés et un général atteint d’une balle à la hanche).

Les brigades

Cependant, condamner à ne se souvenir du mouvement estudiantin et de la grève générale uniquement pour le 2 octobre est une simplification pathétique. La mémoire collective retient le 2 octobre, mais aussi l’attaque du quartier de Santo Tomás par un bataillon de policiers armés de fusils, l’armée prenant d’assaut la cité universitaire, les jeunes qui s’affrontaient aux tanks en chantant l’hymne national. Elle retient aussi les écoles occupées, les débats, les lectures collectives et puis, surtout, elle retient les brigades, les grandes manifestations, les mémoires de la solidarité populaire.

D’où le mouvement tirait-il sa science de l’organisation ?

Curieusement, de la nécessité d’empêcher qu’une direction réduite, un petit comité, n’apparaisse et qu’elle se vende et négocie en douce avec l’État. De l’expérience de 1966. En effet, le mouvement remit dès le début le pouvoir dans les mains de l’assemblée de l’école, qui nommait trois délégués au Conseil national de grève. Les délégués n’étaient pas permanents, l’assemblée pouvait les révoquer s’ils n’étaient pas d’accord avec les positions de la majorité. La direction du mouvement revenait donc à une grande assemblée qui ne pouvait être détruite ni par cooptation ni par la répression, puisqu’elle renouvelait ses membres aussitôt. Avec sagesse, au long du mouvement, le CNH changea d’orateurs et de porte-parole. Entre assemblée et assemblée, un comité de grève était maintenu dans les écoles, d’une composition assez souple et qui était formé généralement par une douzaine de membres. À la base, le mouvement était organisé en brigades et en commissions qui étaient dissoutes quand prenait fin leur mission. Les brigades étaient des groupes affinitaires généralement réduits, de sept ou huit compañeros, mais parfois énormes, de vingt ou trente personnes, qui agissait à leur guise, surtout dans le domaine de la propagande. Des milliers de brigades descendaient dans la rue tous les jours. C’est sans doute la seule fois que la propagande directe a été capable de vaincre l’immense puissance du monopole médiatique que le pouvoir a érigé et qu’il a placé devant nous comme un autre mur de Berlin.

Malheureusement, l’assemblée n’incluait ni les professeurs ni les travailleurs, qui durent se donner leurs propres formes d’organisation au sien du mouvement, même s’il est vrai que les profs qui rejoignirent le mouvement l’ont fait très lentement et en subissant des pressions terribles.

Les mythes restent généralement à l’abri des critiques. Nous sommes très indulgents quand nous nous tournons vers notre passé et nous oublions facilement le sectarisme de l’époque, que nous avions hérité de la vieille gauche, les querelles absurdes entre l’aile droite et l’aile gauche du mouvement, querelles qui, vues d’ici, avec le temps, n’étaient pas si illégitimes, de même que l’une comme l’autre des factions ne manquaient pas de raisons. Nous oublions facilement la pauvreté de notre langage politique et la façon dont nos esprits schizophréniques ne permettaient pas à la partie de notre cerveau qui contenait Cortázar, la prose du Che dans ses «Pasajes»… ou les poèmes de Benedetti d’atteindre cette autre partie de notre cerveau avec laquelle nous insultions Díaz Ordaz et ses chiens de garde. Nous oublions facilement la confusion ennuyeuse de l’assemblée, leur durée interminable, les permanentes motions, le bégaiement du dialogue. Il faut dire que la démocratie est une enfoirée quand ceux qui ne parlaient pas se mettent à parler. Nous disions d’un camarade qu’il était l’incarnation d’un poème de Miguel Hernández, à cause de son «verbiage qui n’arrête pas», par allusion au «Rayo» [L’Éclair] de Miguel, mais il était loin d’être le seul.

Fort heureusement, nous nous souvenons des vendeurs des stands du marché qui nous donnaient des sacs de pommes de terre, des applaudissements aux portes des usines, de la solidarité merveilleuse et très risquée des professeurs de l’école primaire, de l’ardeur, de la générosité et de la bonne humeur pour affronter le totalitarisme du PRI.

1968 est le point de départ, c’est de là que nous venons. Une génération a exprimé sa volonté de changer ce pays, la mexicanisation des enfants de la classe moyenne qui se manifeste dans la réhabilitation de l’hymne national, et elle le fait dans une mobilisation sociale, par la pratique de l’autogestion, la découverte de la ville et de ses immenses limites et frontières, avec la révolution culturelle et, surtout, avec un pacte en vue de l’avenir. C’est ce qui explique que des milliers d’entre nous ont essaimé dans toute la société en construisant des mouvements démocratiques syndicaux, agraires, universitaires, populaires, culturels, professionnels — ou en y adhérant.

Comment pourrait-on oublier ça ?

À la fin d’une de mes conférences, une femme me demande : «Et la peur ? Vous n’aviez pas peur ?»

Si, beaucoup, lui ai-je répondu. Comme aujourd’hui. Mais les milliers de personnes qui vous entouraient vous aimaient tellement qu’on se sentait protégé et que ça vous ôtait l’envie de prendre ses jambes à son cou.

POST-SCRIPTUM : Ma fille aussi me demande qui c’était, Mendiolea et Cueto, et pourquoi ils ne se croisaient pas à la perpendiculaire. Obligé de jouer au pédagogue, je lui raconte essentiellement qu’ils n’étaient pas perpendiculaires parce que ce n’étaient pas des rues, mais les chefs de la police de Mexico dont la démission était exigée par le programme en six points, fer de lance du mouvement étudiant. J’espère d’ailleurs de tout cœur que ceux du PAN ne remportent jamais les élections pour gouverner la ville de Mexico, il ne manquerait plus qu’un jour Mendiolea et Cueto deviennent un carrefour.

Paco Ignacio Taibo II
Publié dans La Jornada à Mexico, le 2 octobre 2007 - Traduit par Ángel Caído
Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte, 7 octobre 2007

Publié dans Histoire

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