Schneider, leader mondial de la vidéosurveillance
«30 ans au service des libertés !», clame la carte de vœux de la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) et de son président Alex Türk en ce début 2008.
Pour fêter ça, trois fois plus de caméras nous surveilleront bientôt, selon l’annonce faite par Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, avec les encouragements d’Alex Türk : «Je comprends parfaitement que les autorités françaises envisagent de développer cet outil qui vient de faire la preuve de son utilité en Grande-Bretagne. Je suis d’ailleurs certain qu’une majorité de Français seraient d’accord, beaucoup considérant d’ailleurs qu’ils n’ont rien à cacher. La Cnil n’est pas contre la mise en place de réseaux de vidéosurveillance par principe. (…) Les citoyens sont prêts à accepter une légère réduction de leurs libertés pour améliorer le niveau de sécurité collective.» (La Croix, 9/07/07)
C’est un expert qui vous parle : en 30 ans d’existence, la CNIL n’a rien fait d’autre que d’aider les citoyens «à accepter une légère réduction de leurs libertés» : prolifération des fichiers de police y compris illégaux, usages tous azimuts du Numéro d’inscription au répertoire (NIR), traçabilité des internautes, invasion des caméras de vidéosurveillance, systèmes de contrôles biométriques, puces RFID, prélèvements ADN, futur Dossier Médical Personnalisé, etc.
Et les employés de la CNIL s’étonnent encore que des opposants occupent leurs locaux, comme le 14 décembre dernier.
Nous ne reviendrons pas en arrière. Les adolescents de 2008 ne voient pas où est le problème. Ça tombe bien, le marché est considérable, et les vendeurs de dispositifs de techno-surveillance affichent de splendides projections de croissance.
Quelques exemples d’attributions de marchés publics : 2,27 millions d’euros TTC pour l’extension du réseau de vidéosurveillance de la Communauté urbaine de Strasbourg (novembre 2007) ; 1,5 million d’euros TTC pour la refonte et l’extension de la vidéosurveillance sur une portion de l’autoroute A40 en Haute-Savoie (octobre 2007) ; 145.000 € pour l’installation d’un système de vidéosurveillance au stade Jean Laville de Gueugnon.
2007. Le premier employeur grenoblois (le groupe Schneider : Merlin-Gerin, Telemecanique et Square D) devient le numéro 1 mondial de la vidéosurveillance.
Nul doute que son conseil d’administration ne sabre le champagne pour les 30 ans de la CNIL. Les politiques locaux (Destot, Baile, Sans Nicolas) réclament plus de caméras.
Quant aux 6.300 employés de la cuvette qui apportent leur concours à ce fleuron du flicage, ils appartiennent sans doute à cette majorité de Français qui «n’ont rien à cacher» : découvrons donc ci-dessous, avec le Mouvement pour l’Abolition de la Carte d'Identité (MACI), comment leur boîte tire profit de la «légère réduction de nos libertés».
Schneider/Merlin-Gerin
Le modèle grenoblois, leader mondial de la vidéosurveillance
1944. Après deux années d’impuissance des polices française et allemande face aux sabotages, attentats et réquisitions des Résistants grenoblois, la Milice abat Paul Vallier, employé de Merlin-Gerin, et l’un des chefs des groupes francs. En hommage à la Résistance locale, De Gaulle nomme Grenoble «Compagnon de la Libération», un boulevard et une place reçoivent le nom de Paul Vallier.
2007. Le premier employeur grenoblois (le groupe Schneider : Merlin-Gerin, Telemecanique et Square D) devient le numéro un mondial de la vidéosurveillance. Les politiques locaux (Destot, Baile, Sans Nicolas) réclament plus de caméras.
Vallier contre Destot. L’un veut échapper à la police. L’autre met en place une police infaillible. Intérêts industriels et volonté politique : assemblons le puzzle des liens entretenus par Grenoble avec la vidéosurveillance.
Pièce no 1 : Schneider, numéro un mondial de la vidéosurveillance
Spécialiste en automatismes et contrôles d’accès, le groupe français Schneider annonce le 1er août 2007 le rachat (pour 1,12 milliard d’euros) de Pelco, entreprise californienne spécialiste des caméras, des outils d’enregistrement et de traitement du signal vidéo (mais pas de l’installation ni des logiciels). Le président du directoire de Schneider se vante de son achat (2.200 salariés, 506 millions de dollars de chiffre d’affaires, croissance annuelle moyenne de 21%) dans Les Échos du 2 août 2007 : «la sécurité offre un profil de croissance très attrayant et la vidéo devient un système clef dans la gestion du bâtiment». Aujourd’hui, le tiers du chiffre d’affaires de Schneider provient de la partie Automatisme & Contrôle. Ainsi, le groupe devient le leader mondial de la vidéosurveillance, marché mondial lui aussi en plein essor : 7 milliards d’euros en 2004, 9 en 2006, 12 en 2007. «Avec un taux de croissance de 14% par an, c’est le segment qui progresse de loin le plus vite en matière de sécurité, devant le contrôle d’accès, la surveillance physique et l’alarme d’intrusion», rappellent Les Échos.
Pièce no 2 : Schneider, premier employeur grenoblois
«Merlin-Gerin est bien à l’image de Grenoble ; à moins que ce ne soit Grenoble qui soit à l’image de Merlin-Gerin.»
Pierre Frappat, Grenoble, le mythe blessé, Alain Moreau, 1979.
Le groupe Schneider, c’est à Grenoble sa filiale Merlin-Gerin, emblème de la ville. Une enseigne Schneider, juchée sur l’immeuble du «World Trade Center» de Grenoble, domine la gare. Du panorama de la Bastille, le site de la presqu’île (entre la gare et le polygone scientifique) est immanquable. De même à Meylan derrière le Carrefour, les bureaux de Schneider s’étendent sur une vaste surface. Quel grenoblois n’a pas eu un parent ou un voisin employé chez Merlin-Gerin ?
Fondée en 1919 par Paul-Louis Merlin et Gaston Gerin, l’entreprise se spécialise dans la production et la distribution électriques. Sur ses nombreux sites isérois, Merlin-Gerin emploie en 1970 jusqu’à 8.000 personnes. Aujourd’hui, «le premier employeur grenoblois» [Les Nouvelles de Grenoble, hors série Economie, octobre 2004] rassemble 6.300 salariés sur 27 sites en Isère (Grenoble, Échirolles, Eybens, Le Fontanil, Moirans, Meylan, Montbonnot, Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, Saint-Marcellin, Saint-Quentin-Fallavier et Varces). En 1992, le groupe Schneider rachète Merlin-Gerin.
Et Schneider ? 1836 : les frères Schneider reprennent les fonderies du Creusot. Deux ans plus tard, ils créent Schneider & Cie. 1891 : spécialiste de l’armement, Schneider se lance sur le marché encore balbutiant de l’électricité. Après-guerre : Schneider abandonne les armes et se tourne vers la construction, la sidérurgie et l’électricité. L’entreprise diversifie ses débouchés et s’ouvre à de nouveaux marchés. Le groupe rachète Telemecanique (1988), Square D (1991), et Merlin-Gerin (1992). Schneider Electrics, présent dans 130 pays, réalise en 2006 13,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires (+ 17% par rapport à 2005) et le premier semestre 2007 est «au-delà des prévisions». Les activités du groupe se déclinent en deux parties : Distribution électrique, Automatismes & Contrôle [Le Dauphiné Libéré, 21/08/2007 et Le Monde, 22/02/2007].
Digression : l’affaire Alavoine. Cette étrange histoire mérite quelques lignes, puisqu’elle concerne les activités de Schneider à Grenoble. Le 14 décembre 1991, Laurence Alavoine, ingénieur spécialisée dans la sécurité nucléaire, habilitée secret Défense, travaillant sur la rénovation de centrales nucléaires dans les pays de l’Est disparaît lors d’une balade en Chartreuse. Le matin de sa disparition elle rédigeait un mémoire de 12 pages sur ses collègues et les activités de Schneider. Les mois précédents, elle évoquait ses craintes de «disparaître», sa connaissance «d’une affaire dangereuse», sans en dire plus, «pour protéger sa famille» car «ils n’hésiteront pas à m’éliminer si je parle». Son mari et des articles de presse posent des questions sur cette disparition ; on retrouve finalement son corps en avril, dans un pierrier. La justice classe l’affaire et la direction de Schneider n’a «aucun commentaire à faire». Un an plus tard, Schneider revend sa filiale nucléaire à Data Systems & Solutions [Libération, 29/03/2002, Le Dauphiné Libéré, 01/04/2002, 03/04/2002, 13/04/2002, Le Monde, 03/04/2002, Objectifs Rhône-Alpes, mai 2002].
Revenons à nos moutons électriques. «Le centre de décision du groupe, dont Merlin-Gerin représentait une part très importante, a définitivement quitté la sphère grenobloise au cours de la dernière décennie», ainsi «aujourd’hui, aucune grande décision stratégique n’est prise dans la cité dauphinoise» [Didier Retour (directeur de l’École Supérieure des Affaires de Grenoble), Le Point, 25/03/2004]. Mais c’est encore aux Ruires, à Eybens, que se trouve le site où Schneider a regroupé, en 2006, 1400 chercheurs dans son «Électropole».
Le Figaro du 13 octobre 2006 nous apprend qu'«un an après avoir rassemblé ses forces nationales en matière de recherche fondamentale sur “le Technopole” de Grenoble, Schneider Electric y a inauguré hier son “Électropole”. Celui-ci regroupe sur 33.500 mètres carrés les équipes françaises du groupe en matière de recherche appliquée dans les secteurs électronique et électromécanique. Cette concentration de matière grise a nécessité 85 millions d’euros d’investissements, dont 60 millions pour l’Électropole. Les 1.400 personnes concernées, dont 290 en recherche fondamentale, ont pour mission de stimuler l’innovation, présentée comme le fer de lance de la nouvelle stratégie que souhaite insuffler Jean-Pascal Tricoire, qui a pris la tête du groupe depuis mai dernier. Innovation à laquelle Schneider Electric consacre chaque année de l’ordre de 5% de son chiffre d’affaires, soit 11,7 millions en 2005. Les équipes grenobloises de Schneider Electric, comme celles des 45 autres sites de recherche du groupe répartis dans 25 pays, ont pour mission de développer des produits plus fiables et des solutions d’efficacité énergétique».
Pièce no 3 : La police est une politique
Le 21 janvier 1995, la loi Pasqua autorise l’implantation de la vidéosurveillance dans les lieux publics. En décembre 2005, la loi anti-terroriste de Nicolas Sarkozy élargit le champ d’application des caméras : abords des bâtiments privés et accès direct aux images pour les services de police et de gendarmerie, hors du contrôle de la Justice. Le gouvernement prépare maintenant une nouvelle loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI 2, remplaçant la LOPSI de 2002). «Impressionné par “l’efficacité de la police britannique”, Nicolas Sarkozy a ainsi demandé à son gouvernement de tripler le nombre de caméras de vidéosurveillance (…). Il y a de quoi soutenir un marché mondial en pleine croissance» [Les Échos, 02/08/2007 et Le Monde, 10/07/2007]. Face à ce déferlement, Alex Türk, le président de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés, l’organisme d’État chargé de la validation des fichiers) «a estimé qu’il n’existait pas “d’opposition de principe”». Selon lui, simplement, «les citoyens devront être conscients qu’ils perdront une partie de leur liberté pour renforcer la sécurité collective» [Le Figaro, 10/07/2007]. Les multiples rapports qui dénoncent l’inutilité de la vidéosurveillance (déplacement des infractions, changement des modes opératoires, etc.) pourraient interroger. Ne vaut-il pas mieux des réverbères que des caméras ? Si les gestionnaires de la CNIL se posent peut-être cette question, ils sont incapables d’attaquer les causes politiques du déferlement policier. C’est pourquoi des contestataires occupaient le 14 décembre cette vitrine du ministère de l’Intérieur, dénonçant son rôle nuisible. Finalement l’impact de la vidéosurveillance sur la délinquance a peu d’importance, puisque son véritable objet n’est pas là.
La création de valeur économique est le premier objectif. Il est avoué, nous n’épiloguerons pas dessus en renvoyant simplement au célèbre «Livre Bleu» édité par les industriels du GIXEL.
Quant à «l’avènement d’une société de surveillance», inlassablement annoncé par la CNIL, c’est bien l’autre but de l’opération et non pas l’un des «effets pervers» de la multiplication des caméras. Rendre la société transparente et totalement contrôlable est l’un des objectifs des gouvernements des pays industrialisés. Chacun y va de son analyse : au choix cela démontre la force ou l’extrême faiblesse de la classe dominante. Une chose est sûre : les dispositifs se resserrent autour de nous. Vidéosurveillance, biométrie, carte d’identité électronique, RFID, prélèvement ADN… sans réaction dans la population. Habitués à vivre en liberté surveillée, notre état de suspects rend coupables celles et ceux qui refusent le contrôle, et la boucle est bouclée.
Qu’en pensent les hommes politiques grenoblois ? En novembre 2007, Henry Baile (figure locale de l’UMP) adresse aux grenoblois le tract «Sécurité» : «À considérer la peur dans laquelle vivent nos commerçants de voir leurs magasins dévalisés en une nuit, nous ne pouvons rester insensibles. Il me paraît nécessaire que Grenoble s’engage à suivre le plan national d’action de développement de la vidéo protection (sic) pour améliorer concrètement la sécurité des Grenoblois dans leur vie quotidienne et augmenter le taux d’élucidation des affaires par les services de police.» Le 11 décembre, le Dauphiné Libéré interroge Fabien de Sans Nicolas, candidat déclaré à la mairie de Grenoble, qui a retrouvé à l’UMP «toutes les valeurs qui [l’] ont guidé depuis l’armée : le mérite, la solidarité». «On peut essayer de parler de l’insécurité de manière équilibrée, en évoquant par exemple le recours à la vidéo-surveillance, sans que l’on soit taxé de sécuritaire…» La position des sarkozystes est claire. Et à gauche ?
Pour une vidéosurveillance républicaine (gratuite et efficace) ? Le 26 juillet dernier, Michel Destot, maire socialiste de Grenoble participe à la réunion (présidée par la ministre de l’Intérieur) sur la vidéosurveillance dans les espaces publics et les transports en commun, en tant que président du Groupement des Autorités Responsables de Transports Publics (GART). But de cette réunion : tripler le nombre de caméras sur le territoire français d’ici 2012. Lors de cette séance, «après avoir rappelé les efforts fournis depuis de nombreuses années par les autorités organisatrices en matière de lutte contre l’insécurité, Michel Destot a exprimé la volonté des autorités organisatrices de poursuivre leur action afin de lutter contre le terrorisme». Michel Destot souligne que les élus sont «soucieux de la préservation de la vie privée de leurs concitoyens et que les systèmes devaient être installés avec discernement». Conscient du danger que représente la vidéosurveillance, Michel Destot tient une position très ferme, une position socialiste : «les autorités organisatrices ne peuvent assumer seules les coûts de mise en œuvre de systèmes de plus en plus sophistiqués dont les finalités en termes de sécurité ou de sûreté excèdent leur responsabilité et leur mission» [31/07/2007].
En bref : la vidéosurveillance, oui si l’État paye. Et oui si elle est mise en œuvre «avec discernement». Voilà des paroles insensées. Nous viendrait-il à l’idée de réclamer d’être surveillé avec discernement ? «OK, vous pouvez m’injecter une puce électronique GPS dans le bras, mais avec discernement et si c’est remboursé par la Sécu.» ou «Une caméra dans mon salon ? C’est gratuit ? Bon d’accord, mais installez-la avec discernement». Le nombre de caméras en France, donc à Grenoble, va tripler d’ici 2012. Quel sens le mot «discernement» peut-il alors avoir ? De même, l’argument financier est sans valeur : quand on refuse la surveillance, on ne se bat pas pour savoir qui va la financer.
Le troisième et dernier argument parfois avancé par des opposants à la vidéosurveillance est l’absence d’efficacité. Malheureux ! C’est justement une chance. Le jour où les dispositifs de contrôle et de surveillance rempliront à 100% leur mission, nous serons dans un État littéralement totalitaire. Les caméras généralisent la présomption de culpabilité. Nous ne voulons pas une présomption de culpabilité plus ou moins efficace, mais la présomption d’innocence. Se battre pour une vidéosurveillance «efficace», c’est se tromper d’argument.
22 mars 1944. Vol des fichiers du S.T.O. et des cartes d’alimentation, attentats à la caserne de Bonne, au Polygone d’artillerie, à l’hôtel de l’état-major italien… les groupes francs harcèlent depuis deux ans occupants et collaborateurs. La Milice abat le responsable de «Combat», Paul Gariboldi dit Vallier, dessinateur industriel chez Merlin-Gerin. À la Libération, on donne le nom du jeune mort à un boulevard et à une place. Quand Michel Destot lui rend hommage en mars 2006, il oublie de nous dire comment les Paul Vallier de demain pourront résister, face à une police infaillible, une vidéosurveillance efficace et une carte d’identité infalsifiable. Aux yeux de l’État, les résistants sont des terroristes (toujours) ou des héros (parfois, mais trop tard). Michel Destot, qui n’est pas un terroriste mais un homme politique, indigne membre de la Ligue des Droits de l’Homme, ne se pose pas ces questions. Dans la même position gestionnaire que Fabien de Sans Nicolas, Henry Baile, ou la CNIL, aux commandes de l’Appareil, il ne peut pas comprendre que l’inflation de la machinerie d’État nous fait plus de mal que ne pourront jamais nous en faire quelques délinquants. Son seul but est d’enrober de velours des décisions de fer.
Destot, simple flic. Sacrifier la politique à la technique, sacrifier les libertés à la sécurité, c’est le credo de tous les techniciens. Les bons techniciens peuvent être de droite comme de gauche, seule compte leur soumission à l’appareil d’État et à la technique. S’opposer aux technologies de police, c’est formuler les problèmes en termes politiques et de transformation sociale, non en termes gestionnaires.
On aura compris que même le terme d’homme politique est abusif. Finalement, Michel Destot, ingénieur au CEA devenu maire de Grenoble, n’est qu’un technicien.
Technopolis, technopolice.
Mouvement pour l’abolition de la carte d’identité (MACI), 5 janvier 2008.