Les braises restent rouges

Publié le par la Rédaction

Le mois de novembre 2007 a finalement très peu de points de ressemblance avec celui de novembre 95. Et cela pas uniquement sur sa finalité : le mouvement social de novembre décembre 95 avait «obtenu» le retrait du plan Juppé. Le mouvement de défense des régimes spéciaux à la SNCF, à la RATP ou dans l’énergie était attendu, alors que la force du mouvement de 95 avait été la surprise de voir ressurgir des luttes sociales dans une période où l’analyse de classes étaient battue en brèche aussi bien par les médias bourgeois que par la pensée dominante façonnée notamment par les partis politiques. Aujourd’hui l’offensive aussi bien globale que nationale de la bourgeoisie laisse peu de place au doute sur les intentions qui se cachent derrière l’avalanche de projets anti-sociaux du gouvernement français. La lutte des classes fait rage, et il n’est pas étonnant, dès lors, que des pans entiers de la société française, attaqués, précarisés et réprimés, entrent en lutte et résistent. Ce n’est évidemment pas en un mois ou en 9 jours que l’on saura qui a reculé ou qui a «gagné». Nous sommes entré en France, dans une période de luttes qui se dérouleront sur un temps prolongé et non dans une période phare.

Les régimes spéciaux

La stratégie de la clique de Sarkozy est une vieille recette. Promettre, acheter, diviser et réprimer. À cela, la clique a rajouté une arme bien moderne qu’est l’utilisation médiatique. Même si les médias bourgeois sont divers (multiplicité des chaînes de télévisions, presse écrite, gratuite ou payante, de gôche ou de droite, radio d’État ou radio privée…), le discours est le même, c’est celui qui sert le pouvoir. Dans une période où l’image fait la vérité, où la critique du rôle de ces médias est relativement faible et où même une partie importante des personnes en lutte pensent que c’est par la visibilité dans ces médias que peut passer un renforcement des rapports de force, il n’est pas étonnant que le rouleau compresseur des journaflics ait permis au pouvoir de marquer des points. Ainsi, nous n’avons pas connu les élans de sympathie que le mouvement de 95 avait provoqués et avait ainsi renforcé. Le discours sur les «privilèges» est donc passé, mais relativisons : il n’a été entendu que dans une période phare et spectaculaire (ce que le pragmatisme de girouette de Sarkozy sait très bien utiliser) ; le temps est tout autre chose. D’ailleurs, de nombreuses assemblées de cheminots ou d’étudiant-e-s ont déjà fait le lien du rapport avec cette presse : elle est de plus en plus virée des AG.

Mais on aurait tort de mettre uniquement l’épandage du discours gouvernemental sur les médias. Le mouvement social sur les retraites de 2003 avait été perdu aussi parce que les régimes qui n’étaient pas pris en compte dans la réforme Raffarin n’étaient pas entrés dans le mouvement. L’État français avait bien retenu la leçon de 95 : il fallait saucissonner pour mieux faire avaler. La retraite était passé à 40 ans dans le privé en 93, dans la fonction publique (hors régimes spéciaux) en 2003, voilà ici la dernière tranche. Sarkozy peut bien parler de rupture, il est en pleine continuité.

À la division des catégories, le gouvernement a rajouté celle des syndicats. Le rôle de syndicat «jaune» que tient la CFDT n’étonne maintenant plus personne. Que ce soit avec Notat en 95 qui avait soutenu le plan Juppé ou avec Chérèque en 2003 qui avait soutenu le plan de retraite Rafarin, la CFDT quitte depuis de nombreuses années ses représentations syndicales dans la fonction publique pour se «concentrer» dans les secteurs privés. La CFDT a donc attendu (pas très longtemps) la première occasion pour appeler à la fin du mouvement, et ainsi jouer son rôle. Chérèque se faisant virer sous les quolibets lors de la manifestation du 20 novembre risque de devenir un classique. Le rôle de la direction de la CGT est bien plus novateur. Dès le début de la contestation, la centrale dirigée par Thibault (ancien représentant de la CGT-cheminots pendant le mouvement de 95) a mis tous les freins à sa disposition pour empêcher le mouvement de grève de s’étendre et donc de pouvoir espérer gagner. Cela fait depuis un bon moment que la CGT entérinait l’idée de ne pas batailler sur ce terrain-là. Depuis de nombreuses années, la CGT essaye de concurrencer la CFDT dans les secteurs privés. Elle essaye de se replacer vers un syndicalisme de «proposition» et non de «contestation», pour reprendre un débat de quelques années. Mais le fait qu’elle abandonne certains de ses bastions, comme l’était la SNCF, ne doit pas nous amener à considérer que cela se place en un bloc. Il est fort à parier qu’à la base de nombreuses personnes quittent la CGT, comme l’avaient fait de nombreux cheminots à la CFDT en 95, après la «trahison» de Notat. De plus, même la direction n’est pas si unie que cela. La CGT n’est pas si homogène, et la tendance de Thibault est de plus en plus critiquée : la direction de la CGT-cheminots semble être en interne beaucoup plus critique qu’elle ne veut pour l’instant le laisser percevoir. Il n’existe pas une CGT, mais des CGT. D’ailleurs, cette CGT-cheminots l’a rappelé dernièrement, le mouvement ne s’est pas arrêté, il a été suspendu. La bataille fait donc rage, et comme peu de monde espère quoi que ce soit dans les négociations à venir, la bataille du rail peut très bien repartir de plus belle. Pendant les —au moins— neuf jours de grèves, certaines assemblées générales se sont déclarées souveraines, essayant de marginaliser le rôle des syndicats et de court-circuiter la logique de la défaite dans les négociations, pendant que quelques assemblées générales interprofessionnelles se tenaient. Ces éléments montrent qu’il existe une réelle volonté, à la base, de ne pas laisser faire la logique de l’impasse, et il est évidant que ces braises-là ne peuvent s’éteindre par la seule volonté de quelques-un-e-s.

Facs et lycées

Dès la fin du mois d’octobre, l’appel des étudiant-e-s de Rouen était clair : «Notre mouvement sait qu’il n’est pas isolable, qu’il rentre en résonance avec tous ceux qui ont pris la décision de lutter là où ils sont, à leur manière et de toute leur détermination. Nous savons que le préalable à tout mouvement est une suspension du cours normal des choses. D’où la grève.»

La génération du mouvement anti-CPE ne s’est pas éteinte avec la petite mais symbolique victoire de retrait du projet de loi de De Villepin. Cette génération, qui commença à se mobiliser en 2004 dans le mouvement lycéen qui s’opposait déjà à Fillon, a acquis une certaine pratique de lutte avec le temps qui, elle non plus, ne peut s’arrêter par la seule volonté de quelques-uns-e-s. Le rôle de l’Unef qui dès le début signa le projet de loi de la LRU (Libertés et Responsabilités des Universités) avec Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, fut rapidement remis en cause (séparation avec la coordination nationale de Tours le 25 novembre). Le départ de Juliard à la tête du syndicat cache mal le désaveu, y compris en interne, de la stratégie adoptée : celle du pompier. Cette décision a été prise officiellement pour des raisons électorales (participer à la campagne du PS à Paris). Il est vrai que le syndicalisme étudiant est depuis longtemps une courroie de transmission de l’appareil socialiste (Cambadelis, Isabelle Thomas en 86 etc.), mais il est quand même rare qu’en plein mouvement le secrétaire général d’un syndicat principal quitte la direction. C’est comme si un capitaine de pompier quittait le terrain en pleine fournaise ! Cela peut s’expliquer par le fait que le mouvement actuel échappe à un syndicat qui se prétend hégémonique (voir la présence, presque en catastrophe, de «dirigeant-e-s parisien-ne-s de l’Unef» venu-e-s faire la leçon aux assemblées générales de nombreuses «provinces» sur la nécessité d’arrêter le mouvement) et aussi par le fait que l’Unef est devenu depuis la réunification des deux Unef, en 2001, un bateau ivre livré aux stratégies des courants de la gôche «moderne» (MJS, PC, LCR et LO). En tout cas, là aussi, la stratégie de la clique fait son effet : promettre, acheter, diviser et réprimer. La répression dès le début s’est abattue sur toutes les formes autonomes de lutte. Les facs occupées ont été vidées par les flics ou fermées sous tous les prétextes possibles. Ce fut comme s’il fallait saper toutes les initiatives avant qu’elles ne prennent forme. Le moins qu’on puisse dire c’est que cela n’a pas été suffisant puisque le mouvement a aujourd’hui démarré. Certains sarkozistes, encore enivrés du (bon) champagne de mai, se sont attelés à constituer des groupes d’antiblocage afin de renforcer le discours présidentiel cherchant à opposer constamment une catégorie de personnes contre une autre, comme monopole dérivatif à la colère que provoque la promulgation de ses lois antisociales. Mais ces groupes d’antiblocage ont rassemblé très peu de monde au final, plus bruyant et «médiatisé» qu’influant sur le cours des choses. Ce qui n’a pas été le cas des présidents d’université, véritables rouages de la politique répressive du ministère de l’Intérieur. L’image de flics vidant des amphithéâtres occupés rompt en tout cas avec un consensus de fait qui empêchait les présidents de fac de recourir à la présence policière pour gérer les affaires universitaires. L’accentuation de la répression (arrestation de 13 étudiant-e-s à Bron suite à une réquisition alimentaire qui est une pratique effectuée dans de nombreux mouvements sociaux, par exemple le mouvement des chômeurs, et jusque-là rarement réprimée à ce point, ou les graves tirs de la police à Nantes, devant le rectorat) qui s’établit, matérialise aussi le degré de l’offensive de classe que la clique de Sarkozy engage. De nombreux lycées entrent aussi dans la danse. Certes les cahiers ne sont pas encore au feu, mais Pécresse est bien au milieu. On se souviendra que le mouvement des retraites de 2003 s’est arrêté parce qu’entre autres, le corps professoral «n’osa» pas empêcher la tenue du baccalauréat. Aussi, il est quand même significatif que les profs (de l’université notamment) n’aient pas encore pris part au mouvement. L’appel de ce week-end, 2 décembre, à Nantes, à la tenue de réunions interprofessionnelles dans toutes les villes, restera-t-elle une (louable) intention ou se concrétisera-t-elle ? Là semble être un important moteur de la continuation du renforcement du mouvement étudiant et lycéen.

Banlieues

Si la convergence des luttes, souvent prononcée ces derniers mois, dans les différentes assemblées générales, est restée une intention bien plus qu’un élan, c’est qu’il n’est pas évident de rompre avec un corporatisme bien ancré dans les luttes sociales. Ainsi, si même à Paris, la convergence entre les salariés de la RATP et de la SNCF a presque été inexistante, alors que dire de la convergence des luttes issues du travail avec celle de la colère qui s’exprime dans les quartiers populaires ? Il est évident que ce n’est pas Sarkozy et sa clique qui vont résoudre les légitimes aspirations des habitants des banlieues, finalement clairement exprimées dans les révoltes de 2005 : les discriminations notamment raciales, la politique des boucs émissaires, les harcèlements et les violences policières, la précarité, le chômage, les lois racistes… La continuation de la lepénisation des esprits, notamment de l’islamophobie, par le gouvernement actuel sert la basse besogne qui cherche à opposer les gens entre eux et à fabriquer de la haine. Le drame de Villiers-le-Bel où sont décédés deux adolescents, Mohsin et Lakamy, et le mensonge gouvernemental qui l’a accompagné, en culpabilisant les deux ados et en faisant croire, au vu des images de la voiture de la maison poulaga, qu’il s’agit d’un choc accidentel entre une mini-moto qui roule au maximum à 50 km/h et une voiture en patrouille roulant à 40 km/h, sont la continuation d’un état d’exception de type colonial qui se déroule en banlieue.

Les intentions de convergence dans les luttes, notamment étudiantes, la semaine des émeutes cachent mal l’incapacité politique à joindre des luttes qui ne sont pas si séparées que cela. Dans la banlieue nord de Paris, il y a des salariés de la SNCF, de la RATP, des étudiant-e-s, des lycéen-ne-s etc. Mais en tout cas, la «leçon» des révoltes de novembre 2005 dans les quartiers populaires n’a pas été la source de discussions et d’analyses des personnes ou groupes intervenant dans les autres luttes sociales actuelles. Une fois les émeutes passées, on est vite revenus à d’autres choses. Par exemple, peu de monde a noté que la campagne présidentielle a évité d’aborder les questions soulevées par les révoltes de 2005. Aujourd’hui, cette convergence des luttes ne pourra se dérouler que sur le long terme, sur une pratique politique et des analyses qui rompent avec un rapport colonial qui interpelle toute les couches de la société française, y compris celle des révolutionnaires. Le phantasme révolutionnaire de l’émeutier de quartiers pris comme une icône est une image tout aussi coloniale pour les révolutionnaires, si elle ne se concrétise pas par des actes, que l’était Banania pour les amateurs de cacao.

OCL, Strasbourg, 2 décembre 2007
Courant alternatif no 175, décembre 2007

Publié dans Agitation

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