«Sans opposition, le régime n’a plus d’amarres. Sa dérive a commencé»
En apportant leur caution à Nicolas Sarkozy, les ministres issus de la gauche accentuent «la dérive néoconservatrice du pouvoir» expliquent les historiens Pierre Cornu et Jean-Luc Mayaud. Auteurs d’un texte virulent et alarmiste sur leur blog, «Sur quoi ouvre l’ouverture», ils analysent le «mutisme» du PS.Qu’est-ce que vous pensez du silence politique qui entoure la question de l'ouverture?
Le silence des partis de gauche sur la politique d’«ouverture» de Nicolas Sarkozy ne doit être interprété ni comme une tactique du «mépris» ni comme l’expression d’une gêne passagère. C’est au vrai un mutisme de la stupeur et de l’abattement. Car ce qui s’est effondré avec le débauchage de quelques figures du Parti socialiste et du tissu associatif, ce n’est pas seulement la discipline collective de la gauche héritée des tréteaux du programme commun des années 1970, mais c’est l’illusion de l’autonomie intellectuelle et morale d’une social-démocratie détachée de son socle marxiste. Le Parti socialiste, dans sa configuration majoritaire, a cru que l’humanisme laïc et l’expertise technocratique suffiraient à maintenir son capital électoral et sa force d’attraction sur les classes moyennes et les élites de la sphère non marchande. Il se rend compte aujourd’hui qu’il ne sait même pas quoi reprocher à ceux qui sont allés vendre leur «humanisme» et leur «expertise» au nouveau pouvoir.
Mais cette dure vérité ne touche pas que la gauche de gouvernement : les «intellectuels de gauche» et la nébuleuse antilibérale ne savent pas non plus, au-delà d’un vague discours de la «fidélité» (somme toute assez conservateur), au nom de quoi il y aurait lieu de s’indigner de la participation de figures de la gauche au pouvoir démocratiquement élu. Pour rendre la parole et l’énergie de la contestation à la gauche, il importe donc de l’aider à analyser la contre-révolution néoconservatrice en cours, et à redéfinir, dans la prise en compte des nouvelles formes de domination sociale qui s’inventent dans ce monde post-industriel, ce que l’idée socialiste peut signifier et mobiliser.
Pourquoi écartez-vous l'idée que l’ouverture soit, pour Nicolas Sarkozy, un choix tactique ?
Nous n’écartons pas l’idée que cette politique contienne des arrière-pensées tactiques. Il est même probable que celles-ci ont pesé de manière décisive dans la première phase, celle de la campagne. Mais nous établissons une distinction fondamentale entre les choix conscients réalisés par les acteurs politiques, et la configuration d’ensemble qui donne sens à ces choix et, selon qu’ils rencontrent ou qu’ils heurtent l’horizon d’attente de tout ou partie du corps civique, génère un processus historique important ou, au contraire, aboutit à un blocage. Dans le présent contexte d’une crise systémique de la civilisation du «progrès» et de l’humanisme des Lumières, mis à mal par la violence de la globalisation, il est évident que le choix de l’entrée au gouvernement de personnalités ayant construit leur légitimité sur ces héritages a un sens beaucoup plus profond que l’affaiblissement conjoncturel de la gauche de gouvernement : c’est une caution qui est apportée à la contre-révolution néoconservatrice. Et qui est apportée, soutien inestimable, par ceux-là mêmes qui auraient dû s’en alarmer le plus. Sans opposition, le régime n’a plus d’amarres : sa dérive a déjà commencé, avec les test ADN ; et il y a grand risque qu’elle l’amène bien plus loin que son capitaine ne l’avait imaginé dans ses combinaisons initiales…
Vous parlez d’un processus de construction d’une illusion collective autour de l’ouverture… Qu’entendez-vous par là ?
La culture politique française, forgée dans une histoire particulièrement heurtée et la production d’icônes et de figures mémorielles antagoniques, se caractérise par une schizophrénie collective de longue durée sur l’exercice de la souveraineté populaire. On constate, dans la série des choix politiques importants effectués par la société française, une alternance de phases d’affirmation massive (et généralement festive) d’une aspiration à la démocratie directe et à la contestation des pouvoirs établis, et de phases de refus anxieux de la responsabilité collective, conduisant à la soumission dépressive à des formes patriarcales d’autorité politique. C’est clairement un épisode du second type que nous vivons aujourd’hui, généré par une inquiétude collective sur l’adaptation du pays à une compétition internationale dont on ne comprend pas les règles — sinon qu’elles sont impitoyables, et qu’il faut des hommes impitoyables pour les affronter à notre place. Mais ce qui se surajoute à cette dépression démocratique, c’est la production d’une illusion collective particulièrement dangereuse, selon laquelle ce choix serait celui de la régénérescence historique du projet humaniste de la République. Illusion que les ministres d’«ouverture», icônes de l’action humanitaire ou de la cause des minorités, contribuent puissamment à crédibiliser, et qu’une gauche de gouvernement sans plus de doctrine ni de repères se révèle incapable (pour l’instant ?) de déconstruire. Or, la dynamique qui porte le nouveau pouvoir est tout sauf généreuse : elle est celle d’un repli identitaire et sécuritaire désespéré, qu’il est fondamental de dénoncer avant qu’il n’ait réduit à néant (et sans aucun profit) ce qui subsistait du capital symbolique de la France de 1789.
Quelle est la part de responsabilité du PS, de la gauche, et de la candidature Royal, dans cette histoire ?
Les responsables politiques ne cessent de se convoquer eux-mêmes devant le «tribunal de l’histoire», mais l’histoire n’est pas là pour juger. Elle est là pour penser les processus historiques. Or, celui qui est en cours dépasse largement la responsabilité de tel ou tel. Bien entendu, il convient de souligner l’absence de renouvellement du corps de doctrine et de l’ancrage social du Parti socialiste. On rappellera également que la gauche au pouvoir n’a rien fait pour dépasser l’horizon de la société de marché ni pour empêcher l’acculturation des «masses» à l’égoïsme consumériste et à la marchandisation de la valeur sociale. Et Ségolène Royal, candidate d’un socialisme sans mouvement social, a joué en pure perte le jeu de la démocratie d’émotion. Pourtant, si elle a souvent joué avec la frontière entre compromis et compromission, elle s’est montrée étonnamment ferme sur la question essentielle de la «démocratie participative». Or, peu importe qu’elle ait mal interprété cette partition. Il est évident qu’elle allait à contre-courant de la demande implicite et inavouable du corps civique : surtout, ne pas avoir à assumer le reniement collectif des valeurs universalistes. Voter Royal exigeait une confiance non en elle, mais en soi…
Pour revenir au silence, vous évoquez une révolution invisible, un enterrement silencieux des valeurs morales…
La contre-révolution est pour l’heure silencieuse, parce qu’elle s’opère uniquement dans la sphère symbolique, pas encore dans la sphère matérielle des intérêts socio-économiques, et que les «clercs» qui peuplent la première sont soit gagnés à l’euphorie du mouvement, soit tétanisés par le sentiment de leur illégitimité. De fait, on constate une divergence nette de stratégie entre le président et son premier ministre : tandis que le premier ressent le besoin de faire durer le plus possible l’unanimisme du pays, le second paraît impatient de réaliser les réformes attendues, croit-il, par ceux qui ont effectivement voté pour sa majorité parlementaire — quitte à réveiller le mouvement social. Où il apparaît que si François Fillon est un premier ministre de droite somme toute assez classique et prévisible dans son action, Nicolas Sarkozy est, au sens premier du terme, un «monstre» politique d’un genre inconnu. Inconnu sans doute de lui-même, tant le processus qui le porte dépasse ce que sa culture historique et son habitus du combat politique lui permettent de concevoir.
L'ouverture ouvre sur de «funestes tempêtes» ?
Il ne faut pas faire confiance aux historiens pour la prospective. Leur champ de compétence est l’observation réfléchie du passé. Mais ce qui est en tension dans le présent, les contradictions profondes qui le minent, nous pensons être capables d’en porter témoignage. Et pour autant que nous maîtrisions nos archives, une chose est claire : il ne s’est encore jamais produit, dans l’histoire politique de ce pays, une phase équivalente à celle que nous vivons, dans laquelle la liquidation de tout le système de valeurs et de normes structurant l’exercice du pouvoir se fait au nom de la fidélité à ces mêmes valeurs… et avec la bénédiction de ceux qui étaient censés les incarner. Nous ne savons pas sur quoi ouvre l’«ouverture», mais nous sommes sûrs de ce sur quoi elle ferme la porte : une certaine idée de l’homme et de la société.
Pierre CORNU est maître de conférences à l’université Blaise Pascal Clermont 2 et Jean-Luc MAYAUD professeur d’histoire à l’universite de Lyon 2, dont il dirige le Laboratoire d’études rurales. Ils publient le mois prochain Au nom de la terre, un essai sur l’agrarisme aux éditions de la Boutique de l’histoire.
Propos recueillis par Karl Laske
Contre Journal, 18 octobre 2007
Contre Journal, 18 octobre 2007